Isuma : l’art de créer ensemble
par Charlotte Selb
Depuis 30 ans, la maison de production vidéo Inuit combine histoires orales et nouvelles technologies pour réinventer la survie collective.
Cette année, le collectif d’artistes Isuma représentera le Canada à la 58e Biennale d’art de Venise. Principalement connu des cinéphiles pour le premier long métrage de son cofondateur Zacharias Kunuk, Atanarjuat: The Fast Runner (gagnant de la Caméra d’Or à Cannes en 2001), ainsi que son plus récent, Maliglutit (un remake de The Searchers de John Ford, coréalisé avec Natar Ungalaaq en 2016), la plus ancienne maison de production vidéo Inuit a développé en un peu moins de 30 ans un nombre impressionnant de projets de différents formats, tous basés sur une approche communautaire et un désir de mettre de l’avant la langue, la culture et les récits Inuit. Avec des bureaux à Igloolik au Nunavut et à Montréal, Isuma multiplie les productions, du long métrage de fiction à la série télé, du documentaire au contenu web, et a fondé le premier site Internet mondial d’arts médiatiques autochtones, IsumaTV, ainsi qu’un réseau en ligne de consultation et d’information destiné à la population Inuit, Digital Indigenous Democracy. Isuma collabore aussi régulièrement avec Artcirq, un groupe d’arts médiatiques et circassiens pour les jeunes, et Arnait Video Productions, un collectif mettant en valeur la perspective des femmes Inuit, et auquel on doit notamment Le jour avant le lendemain (2008) et Uvanga (2013) de Madeline Piujuq Ivalu et Marie-Hélène Cousineau. En 2018, Isuma produisait pour la première fois un long métrage de fiction dans une autre communauté autochtone du Canada, Sgaawaay K’uuna (Edge of the Knife), de Gwaai Edenshaw et Helen Haig-Brown. Fidèle à la philosophie du collectif, la production de ce premier long métrage en langue haïda est indissociable d’un effort destiné à revitaliser ce dialecte en voie d’extinction au sein de la communauté autochtone de Colombie-Britannique.
L’approche collaborative est au cœur de la philosophie de création d’Isuma, et les projets développés au cours des années ont permis de construire une communauté de créateurs impliqués dans les différentes étapes de production. Par exemple, l’artiste Lucy Tulugarjuk a, selon les projets, agi à titre de réalisatrice, scénariste, dialoguiste, actrice, maquilleuse, costumière ou responsable du casting, et elle collabore régulièrement avec d’autres membres de sa famille. Elle a réalisé en 2018 son premier long métrage en tant que réalisatrice, Tia & Piujuq, produit par Arnait Video Productions. Ce fillm pour enfants tourné entre Montréal et Igloolik met en scène une fillette syrienne réfugiée à Montréal passe un portail magique vers la toundra arctique, où elle se lie d’amitié avec une jeune Inuk (interprétée par Nuvvija Tulugarjuk, la fille de Lucy) et vit des aventures inspirées des légendes Inuit. « Peu importe le rôle qu’on occupe, l’essentiel est de travailler en équipe, de garder un esprit ouvert et de croire ensemble à ce que l’on offre au public. On construit ainsi une confiance et une compréhension mutuelles », explique la cinéaste. Tia & Piujuq trouve un équilibre très poétique entre le désir de faire découvrir la culture Inuit et celui de conserver certains secrets appartenant ancestralement aux communautés. « Je consultais toujours mes parents ou ma tante Madeline Ivalu pour m’assurer que ce que je partageais dans mon scénario était exact et respectueux envers nos aînés et notre culture », précise Tulugarjuk.
Les films d’Isuma sont guidés par une volonté de revisiter l’histoire canadienne et de se réapproprier son passé. La trilogie Atanarjuat (2001), The Journals of Knud Rassmussen (2006) et Le jour avant le lendemain (2008) explore des moments clés de l’histoire des peuples autochtones : la vie avant la colonisation, la christianisation, et les ravages de la variole apportée par les colons. Puisant à la fois dans les écrits des explorateurs européens et les récits oraux des aînés, Isuma utilise ainsi les nouvelles technologies pour réécrire l’histoire de son peuple. « Isuma signifie ‘un état d’attention’ (a state of thoughtfulness) : nos pensées, notre culture, notre langue, notre savoir sont partagés avec le public, en se servant de la caméra pour faire passer nous-mêmes nos histoires et messages », conclut Tulugarjuk. En reconquérant l’histoire des populations Inuit, Isuma contribue à inventer leur avenir.
24 images s’est entretenu avec l’artiste visuelle, écrivaine et curatrice Asinnajaq, membre de l’équipe de commissaires de la Biennale. Originaire de Inukjuak et basée à Montréal, elle nous parle de son implication au sein du collectif et de l’exposition à venir au pavillon du Canada.
Quels sont votre rôle et votre historique au sein d’Isuma ?
Il y a quelques années, j’ai cofondé un festival de cinéma Inuit, et l’un des films que nous avions programmés était The Journals of Knud Rassmussen. Norman (Cohn, cofondateur d’Isuma et coréalisateur de The Journals avec Kunuk) et Sam (Cohn-Cousineau, responsable de la distribution, NDLR) sont venus à la projection et ont adoré l’atmosphère, car nous montrions les films de manière détendue, dans la rue, et c’était ouvert à tous. Isuma m’a alors invitée à venir travailler avec eux, et la première chose que j’ai faite a été de regarder tout leur contenu, d’y réfléchir et de programmer une rétrospective. J’ai créé deux programmes, montrés dans des petites galeries. Un peu de temps s’est ensuite écoulé jusqu’à l’invitation faite à Isuma de représenter le Canada à la Biennale de Venise, et ils m’ont alors proposé de participer. Je fais maintenant partie de l’équipe de commissaires qui aident à représenter Isuma, ou plutôt qui les aident à se représenter, dans le pavillon du Canada, qui est l’un des 30 pavillons des Giardini.
Et Isuma a été choisi par un comité national d’experts en art contemporain?
Oui. Chaque année quelques personnes réputées dans le milieu du commissariat d’art au Canada sont choisies pour faire partie de ce comité. Elles proposent des noms d’artistes qui selon elles devraient représenter le Canada, et le comité discute de ces noms et prend une décision.
C’est la première fois que l’art Inuit est représenté au Pavillon du Canada ?
C’est la première que les artistes Inuit sont le cœur de l’exposition. Il y a deux ans, dans une exposition qui présentait différents artistes, il y avait un dessin Inuit, mais il s’agissait seulement d’une pièce, pas de l’événement principal.
Comment l’équipe de commissaires a-t-elle approché le projet ?
C’est une invitation qui ne se refuse pas, un véritable honneur. Dans l’équipe (composée également de Catherine Crowston, Josée Drouin-Brisebois, Barbara Fisher et Candice Hopkins, NDLR), on ne se connaissait pas toutes. On a dû apprendre à se connaître et à comprendre les forces de chacune. Mais surtout, en tant qu’équipe, nous essayons de comprendre quelles valeurs sont importantes pour Isuma, et d’utiliser ces valeurs pour guider nos décisions. Par exemple, une personne ne peut pas être seule à parler à un événement : selon les valeurs d’Isuma, plusieurs personnes ont la parole. Si on n’est pas d’accord sur quelque chose, on retourne à ces valeurs fondamentales pour prendre une décision.
Quels sont les différents volets de l’exposition ?
L’événement principal est le nouveau long métrage de fiction de Zacharias Kunuk, One Day in the Life of Noah Piugattuk, présenté sous forme d’installation. C’est une œuvre incroyable. En une journée, l’histoire réussit à rassembler des idées très importantes, à montrer comment un moment particulier de l’Histoire a eu un impact majeur sur nos vies. Nous, les peuples Inuit et autochtones, en ressentons encore les répercussions chaque jour de nos existences. Toute personne qui a fait l’expérience de la migration forcée se sentira interpellée par le film.
De quoi parle le film?
C’est l’histoire de Noah Piugattuk, sa famille, son groupe de chasseurs et les gens avec lesquels il campe, et de Boss, un Canadien qui travaille pour le gouvernement et qui essaye de convaincre les Inuit qu’ils doivent déménager dans des villages. Noah Piugattuk est une personne réelle, décédé récemment ; il était un chasseur réputé à Igloolik. Avant l’arrivée de Boss, Noah et sa famille vivaient de la chasse. Cet homme blanc arrive et essaye de convaincre Noah que la terre n’est pas sa vraie maison, qu’il n’a pas besoin d’être là, et que sa famille ne devrait pas vivre de cette manière. L’idée du film est de représenter ce moment où l’on convainc une personne qui a une belle vie qu’elle devrait vivre de manière complètement différente.
C’est donc dans la lignée de la trilogie Atanarjuat/Journals/Le jour avant le lendemain, qui revisite des moments clés de l’histoire des peuples Inuit ?
Absolument.
Et quel est le second volet de l’exposition ?
Isuma a son propre site web, IsumaTV, utilisé pour différentes raisons. L’un des projets hébergés sur le site s’appelle Digital Indigenous Democracy, et il vise à connecter les gens, partager de l’information, et redonner du pouvoir aux communautés grâce à Internet. Le but est d’utiliser la technologie pour le bien de la population. Parallèlement au long métrage, il y aura cette extension de Digital Indigenous Democracy, nommée Silakut Live, qui sera hébergée dans le Pavillon ainsi qu’en ligne, pour que n’importe qui à travers le monde puisse y accéder.
Silakut Live tournera autour du processus d’information et de consultation de la population à propos d’un projet d’une compagnie minière[1]. Dans un autre film d’Isuma, My Father’s Land (2014), on voit Zacharias (Kunuk) et Lloyd Lipsett devenir des intervenants officiels durant le processus, ce qui veut dire que leurs voix ont eu une véritable importance. On ne sait pas encore s’ils seront à nouveau des intervenants officiels, mais ils l’espèrent. En gros, la mine avait abandonné ce projet suite à la baisse du prix du minerai de fer. Mais le prix a de nouveau augmenté et ils doivent repasser à travers tout le processus cet été.
En plus d’écouter les gens sur ce que ce projet représente pour eux et sur ses effets potentiels, l’idée est de montrer le territoire : parfois on verra simplement des plans live des terres, du bord de la banquise. Quelque chose d’autre sur lequel on travaille et que l’on espère vraiment voir arriver, c’est que d’autres populations autochtones, ainsi que des scientifiques, participent et s’expriment ; avoir une sorte d’école gratuite en direct. Par exemple, en territoire Sami, en Finlande, il y a aussi un projet de voie ferrée arctique, que la population rejette mais que le gouvernement souhaite. On peut voir une connexion évidente entre nos peuples sur cet enjeu, donc on aimerait en savoir plus sur leur expérience.
L’approche collaborative est fondamentale chez Isuma. Pouvez-vous nous parler de votre expérience de travail au sein du collectif ?
Ce qu’Isuma réussit à faire est incroyable. Tout le monde sait ce qu’il a à faire, connaît le rôle de chacun et fait régulièrement son rapport aux autres. C’est un équilibre formidable entre faire ses affaires de son côté et être connecté à tout le monde. Quelqu’un peut tout à faire dire à un moment donné : « Là je chasse, ne me parle pas ». Je ne comprends pas tout à fait comment ça marche, mais c’est génial, ça marche vraiment bien ! Ce sont des années de pratique. Ça fait plus de 30 ans qu’ils sont une équipe. Ça paraît presqu’impossible qu’ils aient pu produire autant de matériel au cours des années, mais ça ne l’est pas parce qu’il s’agit d’un groupe de gens qui ont un même but à atteindre.
2019 a été déclarée Année internationale des langues Autochtones par les Nations Unies. Quel rôle la langue joue-t-elle dans l’exposition ? Avez-vous approché la question des différentes langues parlées dans les diverses communautés Inuit ?
Isuma est basé à Igloolik, alors c’est facile, on parle le dialecte d’Igloolik. En ce qui concerne les Inuit en général, notre gouvernement essaye d’unifier notre langue mais c’est assez difficile car il y a tellement de dialectes, même d’une ville à l’autre. Quand je suis chez moi avec mes cousins, et que quelqu’un arrive de Puvirnituq à Inukjuak, on peut immédiatement entendre que cette personne vient d’une autre ville. Les gens vont gentiment se moquer de son accent. Bien sûr, si on ne parle pas la langue, on n’entend pas la différence. Mais il y a tellement de variations de l’Inuktitut, et chaque groupe pense, à raison, que leur manière d’exprimer quelque chose est spéciale et importante.
Dans d’autres pays, par exemple en Nouvelle-Zélande, le Maori est une langue unifiée, « te reo māori ». Mais il était si peu parlé que c’était plus facile de rassembler tous les dialectes en un. En revanche, il y a un nombre important de gens qui parlent l’Inuktitut. On verra avec le temps s’il y a un processus naturel d’uniformisation qui se fait, grâce à Internet, les voyages, etc – c’est plus probable qu’une décision gouvernementale.
Comme vous le mentionniez, au cours des années, Isuma a créé une quantité impressionnante de matériel audiovisuel, conservé notamment au Musée des beaux-arts du Canada. Comment qualifieriez-vous l’importance de ces archives ?
Pour revenir à la question de la langue, le fait qu’Isuma travaille en Inuktitut a un impact positif sur la vie des gens. À Igloolik, il y a certaines personnes qui ont la télé allumée toute la journée sur la chaîne où Isuma met son contenu. Au lieu d’entendre de l’anglais ou du français toute la journée, ils entendent de l’Inuktitut ! J’ai des amis qui ont grandi avec Isuma, et ça signifie énormément pour eux d’avoir eu accès à ce contenu, car ça les aide à garder leur langue, à ce qu’elle fasse partie de leur vie. L’ensemble de l’œuvre d’Isuma touche aussi à plein d’aspects différents de nos vies.
Mais l’une des choses que j’aime le plus, ce sont les films qui sont faits pour donner une voix aux gens qui ont rarement la chance de raconter leurs histoires. Par exemple, il y a beaucoup de vidéos à propos de la délocalisation du Haut-Arctique : dans Exile (documentaire réalisé en 2009 par Zacharias Kunuk, NDLR), il n’y a quasiment aucune critique ou contextualisation de cet événement faite par Zacharias ou qui que ce soit d’autre, ce sont simplement les témoignages de ceux qui l’ont vécu. L’idée est de prendre le temps de laisser quelqu’un parler. Il y a quelque chose de très tendre et bienveillant dans cette approche. Comme quand un ami est triste, quand on est enfant, et qu’on va vers lui pour écouter pourquoi il est triste : ce simple geste va améliorer sa journée. C’est un peu la même chose. Écouter les gens et leur rappeler qu’on tient à eux.
Les œuvres d’Isuma sont conservées au Musée des beaux-arts du Canada ; à deux reprises des films ont été présentés à l’exposition d’art contemporain documenta, et aujourd’hui c’est au tour de la Biennale de Venise d’accueillir le collectif. Voyez-vous un lien naturel entre la pratique filmique d’Isuma et le monde de l’art contemporain ?
Isuma produit des longs métrages de fiction, dont certains, comme Maliglutit, sont proches de ce que le public a l’habitude de voir dans des salles de cinéma. Mais beaucoup des œuvres proviennent d’un angle différent. Cette approche moins conventionnelle au récit rend Isuma intéressant pour d’autres publics que celui du cinéma. Le monde de l’art a une ouverture à toutes sortes de pratiques et de formes, et comme le travail d’Isuma aborde des questions importantes, il y a un désir de lui faire une place au sein de la scène artistique.
Ce que je trouve exceptionnel chez Isuma et que je respecte énormément, c’est la manière dont ils sont conduits par des valeurs. Quand on travaille sur quelque chose pendant 30 ans, on finit généralement par se contredire à un moment donné ! Isuma arrive à ne pas se contredire. Ils ont une cohérence incroyable. Aujourd’hui encore, les buts sont les mêmes : il s’agit toujours de produire du contenu en langue Inuit, de donner une voix aux autres et à soi-même, de parler des choses importantes pour nous, et d’être fiers et connectés à ce que nous sommes. Je suis vraiment contente qu’ils représentent le Canada, car c’est un groupe de gens qui, ensemble, veulent vraiment faire les choses bien pour un grand nombre d’autres personnes.
Isuma a un pied à Igloolik et un pied à Montréal, et vous êtes vous-même du Nunavik, au Québec. Le CALQ vient tout juste de créer, l’été dernier, un programme de financement pour les artistes autochtones. Comment percevez-vous le fait que ça ait pris plus longtemps au Québec que dans les autres provinces pour qu’un tel programme soit créé ? Avez-vous espoir que cela aidera à mettre davantage de l’avant ce type de création artistique ?
Ce n’est pas évident, il y a toujours une tension dans le fait de créer des programmes spécifiques. L’un de mes amis a réalisé un gros projet avec des artistes au Nunatsiavut, et aucun de ces artistes n’avaient demandé de bourses par le passé, car ils pensaient que d’autres personnes les méritaient davantage. Ils étaient pourtant des candidats idéaux. Quand il y a un programme spécifique pour les autochtones, ça les encourage à faire des demandes. Personnellement, j’ai eu beaucoup de chance au niveau du financement.
Téléfilm a créé une petite aide, mais ce n’est pas vraiment assez pour faire un long métrage. L’ONF travaille fort sur ces questions. Le Québec en général, comparé au reste du Canada, a toujours l’air plus lent en ce qui concerne les questions autochtones. C’est difficile pour plein d’autochtones de venir ici car il y a encore beaucoup de tensions. Le plus grand compliment qu’on fait généralement à propos du Québec, c’est qu’au moins ici les gens sont ouvertement racistes, alors qu’ailleurs c’est plus difficile à discerner ! Ce n’est pas quelque chose qui m’affecte beaucoup personnellement, mais je sais que c’est difficile pour d’autres. Donc oui, c’est une étape positive que ces programmes voient le jour. Ça démontre qu’on reconnaît les artistes autochtones et leur importance, qu’on les prend au sérieux.
Entrevues avec Asinnajaq et Lucy Tulugarjuk traduites de l’anglais par Charlotte Selb
[1] Il s’agit d’un projet de chemin de fer à travers l’Île de Baffin initié par la compagnie Baffinland Iron Mine.
31 octobre 2019