Chroniques

Jacques Rivette (1928-2016)

par Édouard Vergnon

Rivette, « To the happy few »

S’il est un cinéaste français qui aurait pu reprendre à la fin de ses films la formule utilisée par Stendhal dans ses livres, « To the happy few » (« À l’heureux petit nombre »), c’est bien Jacques Rivette, tant son œuvre cinématographique ne semble dédiée qu’aux âmes qui y sont sensibles, les autres risquant fort de n’y rien comprendre ou de franchement s’ennuyer. Ce qui explique aussi qu’elle a toujours été la moins appréciée et la moins montrée des filmographies de la Nouvelle Vague, ses mérites les plus visibles – la durée décourageante de la moitié de ses films et l’absence apparente des ficelles du métier – ayant certainement dissuadé nombre de spectateurs de s’y aventurer. Et pourtant quelle aventure !

Partir à la découverte du travail du plus antonionien des cinéastes français, c’est voir assez vite coexister à l’écran, à parts pratiquement égales, l’ancien et le moderne. L’ancien car Rivette sait précisément où il veut aller, le moderne, parce qu’il ne veut pas savoir comment y aller, laissant à ses personnages le soin de mener leur vie pour le trouver. C’est ce qui fait que son cinéma est simple et compliqué à la fois : compliqué par la conception savante de la mise en scène qui donne à certains de ses films (notamment La belle noiseuse, Secret défense et Ne touchez pas la hache) une rigueur millimétrée digne d’un Fritz Lang ou d’un Hitchcock – nourri dans la cinéphilie la plus exigeante, Rivette est de ce point de vue l’héritier direct des cinéastes qu’il admirait – et par un goût marqué pour la forme littéraire. Simple grâce au mouvement toujours entraînant des films, comme si les choses se faisaient en marchant, et à la puissance de séduction du travail photographique (on le ne le dit pas assez mais les films de Rivette sont parmi les mieux éclairés du cinéma français). La durée extravagante de certains longs métrages est un peu l’arbre qui cache la forêt, d’autant qu’elle n’est jamais l’expression d’un cinéaste « qui emploie tout parce qu’il ne sait pas choisir » pour reprendre la formule cruelle de Maupassant à l’encontre de Balzac.

La meilleure façon d’entrer dans l’œuvre de Rivette est de ne pas commencer par le commencement, c’est-à-dire les films des années 1970 et 1980 d’une telle liberté qu’elle paraît réservée aux seuls connaisseurs, mais par le début des années 1990 et ces trois purs chefs-d’œuvre que sont La belle noiseuse, Jeanne La Pucelle – Les batailles, Jeanne La Pucelle – Les prisons. Puis on poursuivra avec Secret Défense et Ne touchez pas la hache, avant d’en venir aux titres presque mythiques que sont Céline et Julie, Le Pont du Nord et de remonter ainsi le fleuve Rivette jusqu’à son terme, les 36 Vues du Pic Saint Loup. Certaines qualités semblent cachées au lieu de sauter aux yeux, à commencer par ce travail sur la photographie évoqué plus haut. Il est souvent splendide et permet notamment aux deux Jeanne La Pucelle et à Ne touchez pas la hache d’être non seulement, avec Lancelot du Lac de Bresson, les trois plus beaux films historiques jamais réalisés en France mais aussi la démonstration que le manque d’argent n’empêche pas, quand on a beaucoup de talent, de faire puissamment passer le sentiment d’une époque depuis longtemps révolue. Comment ? En trouvant le moment du jour, le choix de couleurs et la nature du terrain les plus propices à suggérer l’histoire. Certaines heures dans certaines forêts, sur certains murs ou certains objets font tout simplement plus « vieilles » que d’autres. Revoir ou découvrir aujourd’hui ces trois films sous cet angle est déjà une source intense d’intérêt et de plaisir esthétique. On notera par ailleurs la récurrence des couleurs rouge et bleu dans pratiquement chaque plan de Secret Défense, de même que dans Jeanne La Pucelle, Va savoir, 36 Vues du Pic Saint Loup, en fait dans l’ensemble de sa filmographie, emblématiques – au ton près – de la Vierge dans les tableaux du Moyen Âge et de la Renaissance, le rouge symbolisant la Passion, le bleu la Virginité. Les mouvements d’appareil et le traitement de l’espace dans les deux Jeannes d’Arc, La belle noiseuse et Histoire de Marie et Julien sont également, dans leur minutie, le résultat d’un pur travail de formaliste même si on sent le cinéaste toujours inquiet de leur trouver une justification et attentif au visage de ses acteurs. Il faut insister sur cette enivrante beauté visuelle du cinéma de Rivette car elle ne distingue pas moins sa manière que cette sensation de liberté ou dynamique narrative auxquelles on rend partout hommage.


2 février 2016