Je rentre à la maison
par Robert Daudelin
Je rentre du Portugal. Strictement confiné chez moi par l’État québécois et mes enfants depuis le 15 mars, je vois le monde sur dvd, à raison d’un film par jour, souvent deux.
Dans ma petite cinémathèque maison, il y a 9 films portugais. Je les connais bien, du moins je le prétends. Certains sont très longs, d’autres « normaux », ça n’a pas d’importance : j’ai tout mon temps, beaucoup de temps, je suis confiné. Je me suis donc échappé, grâce à et en compagnie de Manoel de Oliveira, Paulo Rocha, Pedro Costa et Fernando Lopes. Tous sont des cinéastes exigeants, pas du tout dans le genre « feel good », mais leur fréquentation, pour quiconque s’y risque, est riche en dividendes et huit jours en leur compagnie est une expérience unique avec laquelle on peut vivre un bon moment.
Le Portugal n’est pas vraiment un pays, c’est plutôt une autre planète : histoire et mythologie s’y confondent mystérieusement, harmonieusement aussi. Non, ou la vaine gloire de commander (1990) de Manoel de Oliveira – quelle leçon d’histoire, et de cinéma! – et Le fleuve d’or (1998) de Paulo Rocha, nous le rappellent éloquemment. Mais l’histoire, fut-elle mythique, c’est aussi la poésie des lieux qui émeut; même le taudis de Vanda (Dans la chambre de Vanda / 2000) et son quartier qui se meurt deviennent autant de tableaux d’une beauté presque choquante quand ils sont saisis par l’œil bouleversé de Pedro Costa. C’est aussi la poésie qui permet à Paulo Rocha de filmer (avec humour) son testament (Se Eu Fosse Ladrao… Roubava / 2012), quelques mois à peine avant sa mort. La poésie, bien entendu, est partout dans les films de Manoel de Oliveira : c’est même la clé de voûte de leur savante construction. Ici aussi, comme chez Rocha, l’humour a sa place : ouvertement, comme dans Le couvent (1995), avec son diable séduisant et moqueur, aussi bien que dans ce chef-d’oeuvre qu’est Val Abraham (1993), géniale version lusitanienne de Madame Bovary dont les 210 minutes nous immobilisent comme le plus redoutable thriller. Et que dire de cette autre variante (on pense à Tati) de l’humour oliveirien qui traverse Je rentre à la maison (2001) pour se transformer progressivement en tragédie. L’humour enfin n’est évidemment pas absent de la visite de Pedro Costa aux époux Straub-Huillet dans leur salle de montage (Où gît votre souvenir enfoui? / 2001) alors qu’ils travaillent à une séquence de leur film Sicilia – il s’agit ici d’un humour complice, Jean-Marie Straub étant à l’évidence trop heureux de jouer le bougon.
Le très beau film de Fernando Lopes Une abeille sous la pluie (1972) appartient à un autre univers, celui de la bourgeoisie de province que le cinéma portugais a largement mis en scène dès l’époque muette. Le roman de Carlos de Oliveira dont le film est tiré est un classique de la littérature portugaise; c’est aussi sur le mode tragique que le film dénonce la société traditionnelle, un discours qui avait toujours sa pertinence au moment où le jeune Fernando Lopes porte le livre à l’écran – en 1972, étonnamment, nous sommes encore loin de la Révolution des œillets.
À la fin des années 1960 Manoel de Oliveira faisait sa rentrée, alors que Paulo Rocha et Fernando Lopes annonçaient dans leurs premiers films le « nouveau cinéma portugais ». Tous les trois ont désormais leur place dans l’histoire du cinéma du Portugal, un cinéma d’une richesse hors du commun qui se prolonge magnifiquement dans l’œuvre de Pedro Costa, figure emblématique de la génération qui a repris l’héritage de ces cinéastes inclassables.
Photo d’ouverture : Le fleuve d’or de Paulo Rocha (1998)
13 mai 2020