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Chroniques

Je vous salue, Godard

par Carlos Solano

Déceptif et drôle, centre névralgique du cinéma tout entier, œil du cyclone et dissident, cœur et périphérie, tout à la fois, seul et pluriel, fou et lumineux, gardien des limites, de toutes les limites, celles de l’image, de la parole, celles de la pensée qu’il produisait à coups de raccords, convaincu – il était l’un des derniers – que le cinéma devait s’inféoder à la pensée, que le cinéma était pensée, celle qui nait des liens, de la fraternité des métaphores, du scandale, quitte à se tromper, plaçant sous nos yeux une idée neuve, polémique, irrecevable pour aussitôt la reformuler sans vaciller, animé par un acte de foi, un geste d’amour qui lui permettait d’imaginer, d’espérer et de continuer à lutter.

Jusqu’à la victoire : il a gagné, il était imbattable. Le seul à connaître les véritables règles de ce jeu, le cinéma, qu’il défaisait et recommençait de film en film. Et avec lui, grâce à lui, nous avons appris à aimer un peu plus le cinéma, il nous a pris par la main et porté là où on ne pensait pas pouvoir entrer, ni même penser, là où ça fait peur ; il nous a donné la certitude que le cinéma pouvait nous transformer, se transformer, devenir autre chose, toujours belle, parfois douce, violente, frustrante aussi, mais autre chose, une résistance, une arme, un modèle, une libération. Et nous voici sans lui, infiniment tristes mais un peu plus libres qu’hier.

Mais qui était Jean-Luc Godard ? C’est la question la plus secrète, la plus importante, la plus opaque, parfois davantage que ses films, jugés difficiles, sombres, mais obscurs car profonds, et peut-être que son œuvre ne raconte que cela, non pas son histoire à lui, celle du mégalomane que ses ennemis ont toujours voulu voir en lui, mais celle d’un individu, fragile et vulnérable, traversant et traversé par le XXe siècle, ce siècle qui aura vu naître le cinéma, et avec lui ses dérives, ses puissances, ses victoires, ses défaites, ses devoirs : la guerre d’Algérie, les camps de la mort, la jeunesse révolutionnaire, la Palestine, le Vietnam, l’émancipation ouvrière, le Mozambique, les luttes pour la libération des peuples opprimés. Ce siècle, celui des images en mouvement, porteuses d’affects et d’idées, véhicules d’histoires qui racontent, fédèrent, divisent. Ce siècle est le sujet de Jean-Luc Godard, cet individu, parfois simplement ce corps, burlesque et mélancolique, situé au cœur de l’Histoire, pris et emporté par elle mais aussi par celle du cinéma, qu’il croyait plus grande que toutes les autres – parce qu’elle se projette.

Contre l’oubli. Si son œuvre cultive la discontinuité comme principe vital, comme moteur révolutionnaire, comme geste fondamental à la création, elle embrasse cependant une conviction qui voyage en continu, en ligne droite et sans trêve de film en film, celle de la mémoire et du deuil. Godard nous a appris à faire le deuil des choses, le deuil des images inachevés, des luttes imparfaites, des utopies disparues. Il nous a également préparé à son propre deuil, qu’il concevait et simulait avec ironie. Dans le noir du temps (2002), œuvre sur la fin des choses, sur la fin de la mémoire, la fin de l’amour, la fin de l’enfance, du courage et de la pensée, s’ouvrait sur la question innocente d’un personnage tout droit sorti de Forever Mozart (1996) : « pourquoi fait-il noir la nuit, monsieur Vikki ? ». Vikki, le personnage du metteur en scène, calqué sur Godard lui-même, répondait : « Peut-être qu’autrefois l’univers avait encore votre âge et que le ciel resplendissait de lumière. Et puis que le monde a vieilli, il s’éloigne… et quand je regarde le ciel entre les étoiles je ne peux donc voir que ce qui a disparu ». Aujourd’hui nous contemplons ce qui a disparu, cette lumière resplendissante que Godard incarnait à lui-seul, cette étoile qui se devine dans le ciel et qui nous guide dans le noir, rappelant d’une voix grave et essoufflée, comme à la fin des Histoire(s) du cinéma (1988-1998) : « j’étais cet homme ». Forever young.


13 septembre 2022