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Chroniques

Jia Zhang-ke

par 24 Images

À l’occasion de la sortie de A Touch of Sin, 24 Images vous propose, en plus de la critique du film et d’une entrevue exclusive, un petit voyage dans l’univers du cinéaste Jia Zhang-ke à travers un portrait, des critiques, une entrevue de 2007 et une analyse. Une compilation de réflexions élaborées au fil des ans pour accueillir et mettre en contexte le premier grand film de l’année.

Portrait

par Philippe Gajan

L’oeuvre de Jia Zhang-ke ne se contente pas de commenter la réalité, elle la replace dans un flux qui lui restitue profondeur et complexité

« Je veux comprendre comment nous évoluons, comment les gens “restructurent” leurs vies et saisir comment nous établissons des liens dans le monde que nous construisons. » Cette phrase, extraite du dossier de presse du nouveau film de Jia Zhang-ke, A Touch of Sin, pourrait servir a bien des égards de fil d’Ariane pour toute son œuvre.

Jia Zhangke représente le navire amiral de la « sixième génération » du cinéma chinois (Wang Xiaoshuai, Lou Ye, Zhang Yuan, etc.) nommée souvent par opposition a la cinquième (Chen Kaige, Zhang Yimou), désormais jugée académique et accusée de tourner de plus en plus le dos aux réalités sociopolitiques de la Chine contemporaine. La sixième génération se caractérise par des moyens limités, un style réaliste qui emprunte beaucoup au documentaire, des acteurs souvent non professionnels, un regard particulièrement attentif aux jeunes et aux laissés-pour-compte de la marche (forcée) vers l’économie de marché. Ces cinéastes œuvrent également, tout du moins au départ, en semi-clandestinité (quand ils ne sont pas bannis). Jia Zhang-ke apparaît aujourd’hui comme le plus ambitieux mais également le plus visionnaire de cette génération. Des Platform (2000), son deuxième film, qui raconte l’histoire d’une troupe de théâtre entre la fin des années 1970 et le début des années 1990, sa production s’internationalise (Office Kitano, Hubert Bals Fund, Pusan). A partir de la, les chefs-d’œuvre se succèdent (The World en 2004, Still Life, Lion d’or a Venise en 2006, 24 City en 2008, A Touch of Sin en 2013).

Toute l’œuvre du cinéaste est consacrée aux passages et aux mutations : passage d’une génération a l’autre, passage d’un monde a l’autre, passage de la tradition a la modernité et aux transformations qui s’ensuivent… Alternant fiction et documentaire, elle ne se contente pas de commenter la réalité, elle la replace dans un flux qui lui restitue profondeur et complexité. Jia Zhang-ke pratique un cinéma dynamique au contraire d’un cinéma figé, qui se contenterait de documenter le moment présent. Il est aujourd’hui le chef de file d’un art qui n’est pas seulement un témoin impuissant mais un acteur affirmé et un vecteur de changement social.

Ce portrait fait partie d’un dossier spécial sur 100 cinéastes contemporains réalisé pour le numéro 163 de la revue. La version numérique de ce numéro est disponible en vente ici.

Filmographie

  

 

  

Entretien avec Jia Zhang-ke (2007)

Propos recueillis par Jacques Kermabon et Marie-Claude Loiselle

  

Jia Zhang-ke – Un monde va être englouti

par Jacques Kermabon

Quelle est la vitesse du monde ? De plus en plus rapide, me souffle-t-on de partout. Trains à grande vitesse, actualité planétaire en direct vingt-quatre heures sur vingt-quatre, transferts de données instantanés, textes, images, capitaux envoyés à l’autre bout de la planète à la vitesse de la lumière. Plus de temps mort, plans courts, champs-contrechamps, à peine le temps de voir, on communique, on discourt, on s’étourdit dans le vertige d’un temps aboli. Et la Chine peut apparaître comme le pays par excellence dont la rapidité de mutation est la plus impressionnante. La longue marche a vécu, le capitalisme avance à marche forcée.

Jia Zhang-ke, qui, à l’âge de dix-huit ans, entra à l’école des beaux-arts de Taiyuan, dit volontiers que sa façon de déployer de longs et lents panoramiques est une manière de renouer avec les rouleaux de la peinture classique chinoise que l’on déroulait dans l’espace. Il n’est pas interdit de penser que celui qui, admis à l’Académie du film de Pékin en 1993, fonda le Youth Experimental Film Group, première structure de production indépendante en Chine, et réalisa son premier long métrage, Xiao Wu, artisan pickpocket, à peine sorti de l’Académie, a aussi quelques convictions relatives au cinéma. Reprendre la figure du pickpocket, d’une  certaine façon préemptée par Robert Bresson, pourrait apparaître comme un défi. Contre toute attente, rien de tel ne transparaît, Jia Zhang-ke repart à zéro. Si, dans ce premier long métrage, sa caméra portée est parfois hasardeuse, il affirme d’emblée une préférence pour le plan long, se dispensant ainsi du champ-contrechamp, et pour un rythme qui épouse les déambulations et les attentes de Xiao Wu. Un seule fois, exceptionnellement pressé, il monte sur le porte-bagage d’un cycliste pour arriver plus vite.

L’homme vit de petits larcins avec quelques complices. Mais l’équipe s’étiole, la police incite les malfrats à se repentir – à faire leur autocritique – et, peu à peu, ses compagnons se marient, prennent un emploi, rentrent dans le rang. Une histoire d’amour avortée ne lui offrira aucune rédemption, le pickpocket finit par être arrêté. À la dernière séquence, le policier qui l’a menotté, prétextant une course à faire, le laisse attaché au bord du trottoir au risque de le livrer à la vindicte populaire. Une télévision locale peut le laisser craindre. À peine son arrestation annoncée, au cours d’un micro-trottoir hâtif, les habitants interrogés disent leur soulagement suite à cette arrestation et combien Xiao Wu mérite châtiment. Le dernier plan nous laisse ainsi face à un groupe de passants qui fait cercle, le regard fixé vers la caméra, laquelle est située à la place du pickpocket, assis par terre. Rien n’est fait pour laisser croire que ces passants ont une quelconque intention. Ils ont le regard juste intrigué de ceux qui s’arrêtent lorsqu’ils découvrent un tournage. Outre que ce plan scelle la façon dont le cinéma de Jia Zhang-ke se nourrit de l’instant présent, c’est comme si, par ce regard caméra de relais s’opérait entre le pickpocket, personnage asocial, qui déambule au milieu des siens sans véritablement s’intégrer, et le cinéaste voleur d’images.

Il serait fastidieux de rappeler tous les déboires que Jia Zhang-ke a subis pour mener à bien ses projets alors qu’il n’avait pas les autorisations nécessaires des autorités. Ce cinéaste est une sorte de travailleur clandestin, dont les films circulent sous le manteau. Le recours à des interprètes non professionnels tient peut-être à ces contraintes, mais on peut facilement imaginer qu’il est en harmonie avec les ambitions du jeune réalisateur soucieux de bâtir son esthétique sur le terreau de la réalité. Témoigner du monde dans lequel il vit – Xia Wu…, Plaisirs inconnus et une bonne part de Platform se déroulent dans la ville de son enfance, dans la Chine du Nord – semble central dans son travail, mais tient aussi du geste politique d’opposition par rapport à un cinéma dominant de divertissement, à des productions de studio, à des histoires édifiantes. Alors que le pays vit une mutation sans précédent, il est urgent de filmer à la fois ce qui va être englouti, comme ces villes une fois le barrage des Trois Gorges achevé (Still Life), et la façon dont les transformations s’opèrent, prix lourd que paye toute une population que le soi-disant progrès laisse sur les bords du chemin.

Ces longs plans-séquences s’opposent aussi au montage. La coupe peut être synonyme de censure, de manipulation. Le cinéma classique repose sur un déni du montage, avec des plans qui s’enchaînent selon des conventions propres à donner une illusion de continuité. Jia Zhang-ke s’inscrit au contraire dans un cinéma qui préserve l’autonomie des plans. Ce que Rossellini articule, écrivait en substance André Bazin à propos de Païsa, ce ne sont pas des plans, mais des faits. Chez Jia Zhang-ke, ce sont à peine des faits. Ce sont le plus souvent des moments d’attente, de simples plages de temps dans lesquelles s’inscrivent les microévénements qui, par longues touches sensibles, vont nourrir et constituer le film.

Les personnages de Jia Zhang-ke ne sont jamais des héros, ni même des acteurs majeurs de la société. Acteurs, ils le sont à la rigueur sur scène, comme dans Platform, qui commence sur une représentation de la brigade culturelle paysanne du district de Fenyang, pièce, pour le peu qu’on en voit, sans doute pleine de vifs espoirs, d’avenirs radieux et qui s’ouvre par un chant : « un train court vers Shaoshan ». L’action débute ainsi à l’orée des années quatre-vingt dans la ville natale de Jia Zhang-ke – un des événements y est l’arrivée de l’électricité – et va suivre le destin de cette troupe qui, née au sein du communisme le plus orthodoxe, connaît la naissance de la privatisation et les heurts et malheurs de l’errance le long des routes pour produire un spectacle de variété sous le nom d’Electric Band de Shenhzen. Platform est à la fois le plus drôle et le plus nostalgique des films de Jia Zhang-ke. Ce témoignage unique sur la Chine communiste, ses raideurs morales sous le couvert de l’idéologie, toute cette chape de règles, de conventions apparaissent, avec la distance, comiques et dérisoires. Les jeunes y sont dépeints comme les principales victimes – difficile de s’aimer, de mettre des pantalons pattes d’éléphant, de se coiffer à la mode –, mais il n’est pas facile de mesurer le degré de sincérité des adultes quand ils s’opposent à leurs enfants au nom de principes qui leur ont été inculqués de force. C’est la vie réelle qui dégorge sous l’œil impavide de la caméra de Jia Zhang-ke qui déborde des cadres au fil de ses longs plans fixes et de ses panoramiques. S’extraire des conventions du jeu dramatique avec le recours à des non-professionnels et échapper aux conventions sociales c’est tout un. Au cours de son périple, le camion qui emporte ce qu’il reste de la troupe s’embourbe dans un endroit désertique au milieu de nulle part. Soudain, entendant un train au loin, tous s’élancent vers la voie ferrée pour saluer à grands cris le passage du monstre de fer. Se souviennent-ils alors du « train qui courait vers Shaoshan » et de la mise en scène corsetée de leurs débuts ? Nous mesurons en tout cas, à leurs débordements, leur course désordonnée, cette exaltation en pleine nature, le chemin qu’ils ont parcouru et cette liberté que la mise en scène chorégraphie. D’abord regard attentif au monde et à ceux qu’il met en scène, Jia Zhang-ke travaille à même la pâte de la réalité. Il privilégie  le plan large et, à la fois proche et distant, dans le même mouvement capte la singularité des personnages et restitue le bruissement du monde. Il ne donne pas le sentiment d’avoir de l’avance par rapport à ce qu’il filme et qui semble naître sous nos yeux, fragile, incertain de l’instant qui va suivre. Un plan de Jia Zhang-ke, où la réalité reprend ses droits, où le temps s’écoule – ce temps qui, selon Héraclite, fait en sorte que « Nous ne nous baignons jamais deux fois dans le même fleuve » –, n’est que très moyennement productif à l’aune de l’efficacité narrative standard. Ce n’est pas tant la destination du train, que l’impact de son passage qui lui importe, moins la tension dramatique vers la fin, que les émotions et les impressions au présent, ici et maintenant, qui rythment son cinéma.

La nostalgie n’est pas toujours synonyme de regret, elle naît simplement de la conscience du passage du temps. Le cinéma de Jia Zhang-ke retient les traces d’une réalité qui a été très peu filmée, d’un passé dont le libéralisme fait table rase, un monde qui va être englouti. Il regarde à hauteur d’homme ce qui est et ce qui change, à une vitesse bien plus  proche du tempo de la plupart de nos existences pour peu qu’on prenne le temps de les vivre.

 

 


9 janvier 2014