Kazik Radwanski : hypertensions ordinaires
par Bruno Dequen
À mi-chemin d’Anne at 13,000 FT (2019), le troisième et plus récent long métrage de Kazik Radwanski, Anne (Deragh Campbell), une jeune femme de 27 ans maladroite en société et prompte à des crises d’angoisse, assiste comme demoiselle d’honneur au mariage de sa collègue de garderie. Elle y rencontre Matt (Matt Johnson). Imbibée d’alcool pour compenser son malaise, elle écoute ce dernier qui tente de la charmer par ses anecdotes, avant de quitter subitement pour se réfugier dans la salle de bain.
Filmée à l’épaule et exclusivement constituée de gros plans qui nous forcent à scruter les visages des deux protagonistes, cette courte scène est un condensé de la démarche du cinéaste. En surface, rien de plus anodin. Tout se situe dans la façon dont une caméra hyper sensible nous condamne à être au plus près de la protagoniste. Sans profondeur de champ possible, sans échappatoire. Ce ne sont pas tant les mots de Matt qui occupent notre esprit, que les innombrables réactions que l’on tente de lire sur le visage d’Anne qui, en un instant, passe du sourire nerveux à une concentration trop intense, de l’ébriété insouciante à une forme de détresse. La mise en scène nous enferme avec elle, mais il ne s’agit pas d’un simple geste visant à susciter l’empathie. Car, dans un même mouvement, une tension difficilement supportable, la nature tout à fait banale de la situation, de même que l’opacité psychologique qui entoure Anne, nous maintiennent à distance. C’est précisément cet équilibre fragile, faussement minimaliste, que Radwanski travaille sans relâche depuis Assault, son premier court métrage paru en 2007. Un cinéma de l’hypertension ordinaire.
Anne At 13 000 Feet
Cofondateur avec Dan Montgomery de la compagnie de production et de distribution MDFF, Radwanski développe ainsi depuis près de 15 ans une œuvre d’une cohérence impressionnante, fondée sur les possibilités qu’offre un mode de production à petit budget qui travaille souvent à la frontière entre documentaire et fiction.[1] Ouvertement admirateur de la démarche libre d’un Denis Côté (qui est d’ailleurs remercié au générique du court métrage Cutaway [2014]), et comparé à tort à un certain cinéma dit « réaliste » proche des frères Dardenne (l’obsession du gros plan y joue un rôle), Radwanski se situe pourtant aux antipodes du cinéaste québécois à plusieurs égards. En effet, si les deux cinéastes partagent un goût pour le « docu-fiction » et une propension à mettre en scène des personnages qui peinent à s’intégrer en société, Côté n’aime rien tant que d’expérimenter sans cesse de nouvelles formes de mise en scène, alors que Radwanski peaufine de film en film une vision de cinéma fondée sur l’utilisation réfléchie des mêmes outils. Six courts métrages et trois longs plus tard, il n’est pas présomptueux d’affirmer que l’œuvre du cinéaste torontois propose une redéfinition originale du cinéma naturaliste par le biais d’une mise en scène aussi impressionniste qu’anxiogène.
PERSONNAGES DE LA VIE ORDINAIRE
Travailleurs de la construction à temps partiel, employées de garderie, agents immobiliers. Les personnages de Radwanski font presque tous partie d’une certaine classe moyenne inférieure et ordinaire. Ils ne vivent pas de grands bouleversements, ne travaillent pas dans des environnements spectaculaires et ne connaissent jamais de grande révélation du jour au lendemain. En s’appuyant sur un remarquable travail de casting, Radwanski peuple ses films de non-professionnels, et réserve les rôles principaux (hormis celui d’Anne, interprétée par Deragh Campbell, l’égérie de la scène indépendante torontoise) à des visages inconnus, qui ont tous en commun de ne pas être des personnages de cinéma. De l’homme-enfant irritable et irritant de Tower (2012) au père de famille détaché et mou de How Heavy This Hammer (2015).
How Heavy This Hammer
Ainsi, le le réalisateur fait reposer son travail sur les épaules de celles et ceux que le cinéma évite habituellement de mettre de l’avant. Pas assez charismatiques, pas assez pauvres ou riches : les personnages de Radwanski font typiquement partie des gens sur lesquels notre regard ne se porte pas particulièrement dans la vie quotidienne. En bref, ils ne sortent pas du lot. Peut-être n’y-a-t-il d’ailleurs pas de plan plus représentatif de cette vision que la dernière scène d’Assault (2007), premier court métrage du cinéaste, qui porte sur un jeune homme aux prises avec une poursuite au criminel pour avoir poussé une policière. Alors que nous sommes restés collés au visage du personnage pendant tout le film, la dernière scène le place soudainement dans le métro. Face à deux jeunes hommes dynamiques qui communiquent par le langage des signes, notre protagoniste se renfonce peu à peu dans son siège. Il n’est plus qu’une des figures fugitives et indifférenciées que l’on croise sans le savoir tous les matins. Le film terminé, il se fond à nouveau dans une foule ignorante du stress insoutenable qui le déchire intérieurement.
L’ANGOISSE INTÉRIEURE
Même si le cinéaste construit volontairement ses récits autour de moments apparemment dénués de véritable drame, selon un montage elliptique qui privilégie l’accumulation de courtes scènes quotidiennes, une chose est certaine : ses personnages ne vont pas bien, et ils préfèrent souvent nier ce mal-être. « Tu vas sentir de la douleur à l’avenir. » Lorsque sa dentiste prévient le Derek de Tower qu’il ferait mieux de se soucier davantage de sa santé buccale, elle pourrait aussi bien s’adresser de façon imagée à la plupart des protagonistes qui peuplent l’univers de Radwanski. Si les émotions à fleur de peau que démontre Anne dans Anne at 13,000 FT s’éloignent un peu de la passivité dérangeante de Derek et d’Erwin (How Heavy This Hammer), il n’en demeure pas moins que tous ses personnages ont en commun une profonde difficulté à interpréter ou à gérer les multiples rôles que la société leur attribue.
Dans Tower, l’incapacité de Derek à devenir véritablement « adulte », que ce soit socialement (il vit encore chez ses parents), professionnellement (il effectue des petits boulots de construction en espérant finir un court métrage d’animation d’un nihilisme ridicule) ou sexuellement (il cherche sans cesse une connexion mais traite sa seule amie sans aucune considération), enferme ce dernier dans un cocon antisocial et passif-agressif. Admettant être incapable de répondre adéquatement aux « demandes sociales d’un party », il finit par déclarer que la vie consiste de toute façon à continuer « de ne pas mourir ensemble ».
Tower
En apparence, le Erwin de How Heavy This Hammer semble un peu mieux ajusté. Père de famille, joueur de rugby amateur, il est déjà un peu plus intégré à la société. Mais sa passivité, sa maladresse récurrente avec ses enfants et son repli perpétuel dans un univers de jeux vidéo de Vikings signalent d’emblée la chute à venir. Avec ses allures de gros ours, il présente une figure moins agressive que Derek et son visage émacié surplombé d’une calvitie désastreuse. Néanmoins, Erwin se retrouve lui aussi de plus en plus isolé, incapable de remplir adéquatement son rôle de père, de mari ou, plus tard, d’amant potentiel.
Avec Anne, ces trois personnages ont en commun un rapport à l’enfance, une difficulté imperceptible à supporter la pression du « devenir adulte. » Revient alors en tête une scène mémorable du court métrage Green Crayons (2010), dans lequel un jeu entre deux garçons dans une garderie se transforme rapidement en interrogatoire sans pitié pour l’un d’entre eux. « Jeune homme, c’est un comportement inacceptable », assène sur un ton calme et professionnel la directrice de l’établissement, alors que la caméra fixe sans broncher le visage de plus en plus anxieux et renfermé du garçon qui se retrouve à devoir subir « les conséquences de ses actes », en coloriant lui-même son cahier de comportement. Sans jamais porter de jugement sur les propos de la directrice, le film questionne néanmoins l’impact émotionnel évident que les « règles » peuvent avoir sur de si jeunes enfants.
Green Crayons
UNE REDÉFINITION DE L’EMPATHIE – OU L’ANTI-DARDENNE
On le mentionnait au début, la propension de Radwanski à utiliser le gros plan et la caméra à l’épaule dans un contexte réaliste a pu forcer la comparaison avec le cinéma social des frères Dardenne. Or, les deux démarches ne pourraient être plus éloignées. Dans la tradition de la littérature naturaliste, les Dardenne cherchent à poser des constats de société en créant des personnages dont la psychologie et les actes sont directement liés au milieu dans lequel ils évoluent. Victimes de la société, du chômage, de la discrimination, bref, victimes de leur condition sociale, les personnages des Dardenne fonctionnent souvent comme des pions au service d’exposés didactiques sur l’état du monde contemporain, et ce au sein d’un cinéma qui cherche à susciter notre empathie envers ces « cas d’étude ». Une empathie qui passe paradoxalement par notre capacité à nous différencier des personnages.
Alors qu’il s’appuie sur une base documentaire, Radwanski procède à l’inverse. Chez lui, le monde environnant ne sert pas de base au récit. Bien au contraire, son montage éminemment elliptique nous empêche la plupart du temps de bien comprendre le contexte dans lequel existent ses personnages. Ou, plus justement, ce contexte est observé d’un point de vue strictement matérialiste, et non narratif. En témoignent les nombreuses scènes sur des chantiers de construction qui observent de façon microscopique des gestes et des outils, sans jamais chercher à les contextualiser clairement.
Or, c’est justement de ce contraste violent entre une écriture impressionniste qui empêche toute mise en contexte claire et une mise en scène qui accumule les gros plans que se nourrit la vision du cinéaste. Comme la plupart des critiques l’ont souligné, les gros plans de Radwanski suscitent bien souvent le malaise. Mais d’où vient ce malaise ? Ne viendrait-il pas justement du fait que, sans la béquille du « discours social » attendu, nous sommes condamnés à devoir observer ces personnages pour autre chose que les cas d’études qu’ils auraient pu être sous la lentille d’un autre cinéaste ? Bien qu’ils souffrent tous d’une forme de mal-être, il n’est jamais question d’une forme évidente de pathologie. Anne n’est pas étiquetée comme « maniaco-dépressive », Erwin n’est pas « dépressif » et Derek n’est pas « autiste ». Toujours au plus près de leurs visages, la caméra nous force alors à mettre de côté toute lecture sociologisante et à les considérer pour ce qu’ils sont au-delà de leurs tics : des êtres humains qui, sans vraiment comprendre pourquoi, peinent à incarner de façon adéquate ce que la société considère être de « bons comportements ». Et sans qu’il le demande ouvertement, le cinéma de Radwanski finit nécessairement par insinuer la seule question qui mérite d’être posée : n’êtes-vous pas, à certains égards, dans la même situation, vous aussi ? Chez lui, le naturalisme devient existentialiste.
Images d’introduction et ci-dessus: Tower
[1] Voir le portrait du cinéaste et sa place au sein de la scène torontoise dans l’article écrit par Charlotte Selb : « Jeux de rôles et faux-semblants – La nouvelle scène indépendante torontoise », 24 images no. 193.
Le Cinéma Public présente une rétrospective de l’oeuvre du cinéaste jusqu’au 31 mai.
25 mai 2021