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Chroniques

Kim Min-hee & Hong Sang-soo : La trilogie de l’infidélité

par Ariel Esteban Cayer

Le cinéma de Hong Sang-soo se construit à l’écran de manière cumulative : succession de références fugaces, croisées ; dédoublement de personnages, situations familières et répétitions structurelles subtiles qui se déploient de film en film ou au sein d’une même œuvre. Il s’agit d’un univers cohérent et bâti avec rigueur, devenu pour les cinéphiles un rendez-vous incontournable auquel il fait bon retourner année après année. S’y succèdent les personnages fétiches du cinéaste : artistes, réalisateurs, écrivains ou éditeurs – autant d’alter egos qui permettent à Hong d’explorer l’infini pathétisme du genre masculin (le sien, sûrement) et de sonder l’éventail des gestes, paroles (et bouteilles de soju) qui font et défont les relations amoureuses souvent tortueuses entre hommes et femmes.

Les films se ressemblent (et s’assemblent). Il est donc de mise de se demander jusqu’où cette démarche de création peut mener le cinéaste. Le diptyque Right Now, Wrong Then (2015) constituait en quelque sorte une apogée. L’audace de la redite y était portée à son paroxysme grâce à une structure bipartite forçant le spectateur à revivre « le même film » à deux reprises – et donc à s’attarder aux différences et similarités d’une même action : à savoir les avances répétées entre un réalisateur marié (Jung Jae-young) et une femme plus jeune que lui (Kim Min-hee). Le film suivant, Yourself and Yours (2016), ne pouvait que sembler mineur en comparaison, bien qu’articulé lui aussi autour d’une stratégie similaire de dédoublement, incarnée par un personnage et son double (tous deux joués par Lee Yoo-Young).

Malgré tous ces flirts avec une redite du quotidien que l’on serait porté aisément à qualifier d’autobiographique (le cinéaste nous invitant sans cesse à le reconnaitre dans ses protagonistes), le cinéma d’Hong demeurait, jusqu’à tout récemment, une fiction. Mais, en 2016, un scandale éclate dans les tabloïdes coréens, et met cette notion en doute : Hong est accusé d’adultère avec Kim Min-hee (The Handmaiden) et, à défaut de nier l’affaire, il s’empresse plutôt de tourner 3 films coup sur coup avec l’actrice, autour de la question épineuse de l’infidélité. À rebours paraissent donc La caméra de Claire et The Day After (tous deux présentés à Cannes), ainsi que le tétanisant On the Beach at Night Alone, révélé à la Berlinale. La première du film fut d’ailleurs suivie d’une conférence de presse coréenne où Kim et Hong n’eurent d’autre option que de confirmer leur idylle.

Récit mélancolique en deux parties, On the Beach suit Young-hee (Kim), une actrice exilée à Hambourg suite au scandale causé par sa liaison avec un réalisateur marié. Accompagnée de son amie Jee-young (Seo Young-hwa), elle-même récemment divorcée, les deux femmes déambulent dans les rues d’une ville qui leur est étrangère, discutent de leurs états d’âme et demeurent attentivement à l’écoute l’une de l’autre. « Penses-tu qu’il pense à moi autant que je pense à lui ? »,  s’enquiert Young-hee. « Dur à dire », lui répond l’actrice, ne demandant qu’une chose dans l’absolu : rester forte face à cette peine qui la consume et pouvoir enfin vivre selon ses convictions les plus chères.

De retour en Corée, Young-hee doit confronter ses collègues et amis. Lors d’un souper particulièrement arrosé, elle se confie, avoue son voyage à l’étranger, et s’exclame dans un accès de colère : « qui peut bien juger l’amour des autres ? Et à quoi bon ? » Le thème du film est ainsi énoncé, sans détour. Mais le véritable tour de force n’est dévoilé que dans le dernier acte où le personnage de Kim s’en prend au réalisateur dont il est question depuis le début. Young-hee, précédemment assoupie sur la plage évoquée dans le titre, nous entraine alors dans un fantasme de sincérité, imaginé par une actrice et un réalisateur ayant ici l’occasion de s’expliquer mutuellement, Young-hee/Kim confrontant son amant, son réalisateur, sur sa lâcheté et sa façon de travailler. « Pourquoi fais-tu ces films », lui crie-t-elle au visage. « Pourquoi les fais-tu sur tes amantes ? Pour soulager ta propre souffrance ? ». Face à quoi le cinéaste ne peut qu’éclater en sanglots et énoncer ses regrets à qui veut bien les entendre. Hong semble ici admettre, pour la première fois de sa carrière, le côté nombriliste, voire même égoïste, de son cinéma : une œuvre érigé de fait sur le dos de nombreuses relations semblables à celle qu’il a pu entretenir avec Kim. « Je n’arrive plus à respirer », dit son alter ego, avant de lui lire l’extrait d’un livre qui l’a fait penser à elle. Hong et Kim tournent la page.

Si On the Beach est effectivement une déclaration d’amour devenue fiction, doublée d’un cri du cœur et d’un doigt d’honneur levé bien haut et bien fort en direction de ces tabloïdes puritains qui ont pourri la vie d’un couple, il s’agit surtout d’une topographie de cœurs brisés : de la projection en film d’une éventualité terrible – une séparation – qui consuma sans doute les deux amants, et habite complètement la performance de Kim à l’écran. En exposant ainsi ses tripes, Hong opère une percée monumentale dans son œuvre, traversée soudain par une bourrasque d’air salin. Dans ce film constitué essentiellement de longues conversations menées par Kim, un archétype du cinéma de Hong, à savoir le personnage de la femme courtisée, heurtée et laissée-pour-compte, a finalement l’occasion d’habiter pleinement le cadre qui lui revient ; de commenter, en long et en large, la peine, la souffrance et les désirs qui sont les siens, au lieu d’en être simplement la cible et l’objet.

Certes, Kim est elle-même la « muse » du cinéaste, mais toujours est-il que les performances et les personnages de l’actrice sont désormais indissociables de la démarche de Hong (on s’étonne d’ailleurs qu’un tel film ne soit pas cosigné). Et dans The Day After, c’est encore elle qui mène la danse et la conversation. L’actrice y incarne Song Areum, nouvelle assistante d’un éditeur infidèle (Kwon Hae-hyo), qui sera confondue avec l’amante de son patron. S’attirant les foudres injustifiées de l’épouse, confrontée à une situation délicate (et un manque de transparence de la part d’un employeur dans lequel il est, encore une fois, possible de reconnaître Hong), Song décide plutôt de démissionner la tête haute ; elle part alors l’esprit tranquille et le cœur en un seul morceau. Les deux s’expliqueront plus tard autour d’un verre : une nouvelle occasion pour le cinéaste et l’actrice, par le biais d’une fiction désormais commune, d’aborder la question de l’infidélité, ainsi que des heurts inhérents aux relations érigées sur des non-dits malhonnêtes.

Comparativement, La caméra de Claire peut paraitre bien anodin(e) à la lumière du sérieux de ce que nous appelons ici « une trilogie de l’infidélité ». Mais ce film d’à peine une heure, tourné en douce lors du Festival de Cannes de 2016, pointe également vers cette part de sincérité et d’autoréflexivité qui traverse aujourd’hui le cinéma d’Hong Sang-soo avec fulgurance. Isabelle Huppert, dans le rôle de Claire, y incarne une vacancière française, qui rencontre par hasard Manhee (Kim, encore une fois). Agente de vente (présume-t-on pour Finecut, la compagnie qui distribue les films de l’auteur), celle-ci est renvoyée en plein Marché du Film, sans aucune explication ; sa patronne l’accuse simplement de « malhonnêteté ». La faute s’avèrera ne pas être la sienne, bien entendu, mais plutôt celle d’un troisième personnage infidèle : un réalisateur alcoolique et quasi homonymique nommé So Wan-soo (l’honneur revient cette fois-ci à Jung Jin-young), qui ne lui avait pas révélé être lié à ladite patronne avant de la fréquenter.

À la faveur d’une troisième variation sur un même thème, les sentiments d’une Kim/Manhee prise au piège sont à nouveau mis de l’avant et, avec l’aide inattendue de Claire et de sa caméra réparatrice, une nouvelle alliance féminine se met en place. La réplique centrale d’On the Beach, où Young-hee proposait de se débarrasser des hommes pour que les femmes puissent s’aimer entre elles, résonne ici tel un lointain écho. On s’étonne encore une fois de l’infinie capacité d’autoflagellation dont fait preuve Hong, mais comme toujours, c’est Kim qui brille par-dessus tout. Au fil de trois habiles performances où réalité et fiction se chevauchent, la comédienne insuffle à ces chroniques de la lâcheté masculine une forte perspective féminine dont on ne saurait désormais se passer. Voilà bien plus qu’une muse.

Publié dans 24 Images no. 185 (décembre-janvier 2017-2018) et révisé en mars 2019.

Les trois films sont présentés à la Cinémathèque québécoise entre le 20 et le 24 mars, à l’occasion de la rétrospective Hong Sang-soo. Plus les détails et horaires, voir ici.


10 mars 2019