Je m'abonne
Chroniques

La cigarette d’Ip Man

par Bruno Dequen

Interrogé lors la sortie de Magnolia sur son processus d’écriture, Paul Thomas Anderson n’avait de cesse de répéter que l’origine de ses films ne résidait pas tant dans un désir de raconter une histoire ou d’explorer certains thèmes, mais plutôt dans la nécessité de réaliser des images et des sons précis. Dans le cas de Magnolia par exemple, les chansons d’Aimee Mann et le sourire teinté de tristesse d’une amie actrice furent le déclencheur de son projet. L’essentiel de son travail d’écriture et de mise en scène fut d’ancrer ces visions au sein de scènes qui en révèleraient le plein potentiel. Pour Anderson, le récit, aussi indispensable soit-il, n’est donc plus une fin en soi, mais un outil permettant la pleine réalisation d’obsessions fulgurantes.

Pourquoi revenir aujourd’hui sur de vieilles entrevues d’Anderson ? Outre le fait que ces propos rappellent à juste titre que le cinéma, même narratif, est bien plus que la simple mise en image de récits, leur pertinence m’est soudainement revenue en mémoire lors d’un plan précis du dernier tiers de Grandmaster, la fresque historique de Wong Kar-wai. À la suite d’une des nombreuses ellipses du film, nous retrouvons Ip Man (Tony Leung) à Hong Kong. Sans crier garde, Wong Kar-wai insère un bref plan du maître de kung fu fumant une cigarette en costume cravate. Bien entendu, cette soudaine transformation du personnage peut être aisément justifiée d’un simple point de vue narratif. Le véritable Ip Man était un fumeur invétéré (merci wikipedia !), et le port du costume était relié à un besoin d’intégration dans cette société occidentalisée. Or, la fugacité du plan, et le fait que le rôle est interprété par Tony Leung, a plutôt suscité cette réflexion : et si le récit de Grandmaster n’était qu’un moyen pour Wong Kar-wai de (re)faire ce plan ? Une intuition amplifiée par l’utilisation de la musique de Once Upon a Time in America, chef d’œuvre de Sergio Leone lui aussi hanté par un plan inoubliable : celui de Noodles (Robert De Niro), détendu par la fumée d’opium, tentant d’oublier – ou d’embellir –  une vie manquée. Pour poursuivre les réflexions d’Anderson, il s’agirait ainsi dans ces deux cas de plans fondamentaux, qui sont simultanément l’aboutissement et l’origine du film dans lequel ils s’inscrivent.

Dans le cas de Wong Kar-wai, le plan sur un Tony Leung fumeur solitaire est d’autant plus remarquable qu’il traverse toute son œuvre. Cette image récurrente semble provenir d’une irrésistible nécessité englobant – et débordant – tous ses récits. D’ailleurs, la première apparition de l’acteur au sein de son œuvre avait été effectuée hors de tout contexte narratif. Dans Nos années sauvages, le cinéaste décida en effet de conclure son film par un épilogue totalement déconnecté de l’histoire qui précédait. Subitement, le spectateur était transporté dans une chambre pour observer un jeune homme anonyme se préparant à sortir. Costume, cigarette au bec.

Tous les éléments sont déjà présents, et le reste de sa filmographie n’a eu de cesse de reproduire cette vision originelle. Les personnages n’importent pas plus que le corps immédiatement reconnaissable qui les incarne. D’ailleurs, plusieurs d’entre eux, dans Chungking Express, In the Mood for Love ou encore 2046 n’ont qu’un matricule ou un simple nom de famille. Une telle constatation pourrait laisser croire que cette récurrence relève de la redondance. Or, c’est tout le contraire. Si ces visions débordent du récit, elles n’en sont pas moins constamment mises en contexte par les évènements qui les précèdent. Ce qui explique qu’un plan de même nature puisse exprimer, dans le cas de Wong Kar-wai, l’espoir de la jeunesse, la déprime adolescente née d’une rupture amoureuse, l’acceptation désillusionnée d’un désir non concrétisé ou le cynisme d’un romantique refoulé. De ce point de vue, la cigarette d’Ip Man vient subitement nous transpercer parce qu’elle est l’aboutissement de toutes ces incarnations.

S’il est possible d’observer un nombre incalculable de films sous cet angle du plan fondamental (Kubrick vient immédiatement en tête), les œuvres les plus marquantes sont celles dans lesquelles une telle obsession a ainsi été travaillée de longue haleine par le cinéaste – non seulement dans le film mais au sein de toute l’œuvre – jusqu’à ce qu’elle s’incarne dans un plan qui atteint alors une puissance d’évocation sans égal. Il en est ainsi d’un des plans les plus bouleversants de Jean-Pierre Melville : celui du visage à la fois surpris et résigné de Mathilde (Simone Signoret) lors de la scène finale de L’Armée des ombres.

Ce plan réussit à évoquer par un simple regard le destin tragique de toute une génération et l’héritage de la résistance. Non seulement le film entier, qui cherche à représenter la complexité des enjeux moraux auxquels ont fait face les résistants français, peut-il être résumé dans ce moment, mais toute l’œuvre de Melville ne semble rétrospectivement avoir été que la répétition infinie de cette image hantée. Alors que tout un pan de son cinéma usa de récits fantasmés de gangsters pour, comme le dirait Jacques Audiard, regarder les hommes tomber, le voici soudainement qui déplace totalement les enjeux – une femme, des faits vécus, un assassinat fratricide – pour en dévoiler les origines. Le traumatisme d’un homme à jamais obsédé par la fatalité, la proximité de la mort et le courage teinté de désespoir de ceux qui ont su faire face à leur destin. Jamais un plan n’a su exprimer si justement l’hommage magnifique que Malraux fit à Jean Moulin : « Avec ceux qui sont morts dans les caves sans avoir parlé, comme toi; et même, ce qui est peut-être plus atroce, en ayant parlé; avec tous les rayés et tous les tondus des camps de concentration, avec le dernier corps trébuchant des affreuses files de Nuit et Brouillard, enfin tombé sous les crosses; avec les huit mille Françaises qui ne sont pas revenues des bagnes, avec la dernière femme morte à Ravensbrück pour avoir donné asile à l’un des nôtres. Entre avec le peuple né de l’ombre et disparu avec elle – nos frères dans l’ordre de la Nuit… » Le visage de Mathilde devient le symbole de tous les drames humains d’une des pages les plus sombres de l’histoire du siècle dernier, et la charge émotive qu’il suscite teinte en retour d’une véritable profondeur métaphysique le destin de tous les gangsters condamnés des films du cinéaste. Derrière la posture arrogante, le stetson et les lunettes de soleil, il y a toujours eu Mathilde.


17 septembre 2013