La Dolce Morte
par Robert Lévesque
Les films abandonnés, empêchés, arrêtés, écrits mais non réalisés ont, comme les rendez-vous ratés, une aura de mystère qui les idéalise, on peut imaginer qu’ils auraient été parfaits, et même merveilleux, car la réalité (autrement dit la production) les a épargnés ; quand, devant des déceptions, je me désole, j’aime à penser qu’ils sont peut-être les meilleurs, ces films que l’on ne verra jamais, inexistants et en cela, ou pour cela, mythiques. L’un des plus fameux aurait certes été À la recherche du temps perdu de Joseph Losey, scénario d’Harold Pinter, dont la production, faute de pognon, ne put s’entreprendre au mitan des années 1970…
Mais l’on sait, puisqu’on en publia le découpage et le dialogue chez Gallimard (Harold Pinter, Le scénario Proust, 2003), que ce film de Losey (qui se serait sans doute tourné entre A Doll’s House et M. Klein) aurait débuté ainsi : 1. Écran jaune. Tintement d’une clochette de grille de jardin. Et qu’il se serait terminé ainsi : 455. La Vue de Delft de Vermeer. La caméra se concentre rapidement sur le petit pan de mur jaune. Écran jaune. Et l’on aurait entendu en voix-off l’interprète de Marcel dire : Il était temps de commencer. Entre ces deux moments jaunes, il faut croire (et je veux, je peux le croire en me fiant sur The Servant, Accident et The Go-Between, les films Losey-Pinter proustiens à l’anglaise) qu’il y aurait bel et bien eu un chef-d’œuvre.
C’aurait aussi été le cas de Resnais, peut-être, Resnais qui en 1962, au meilleur de sa forme, entre Marienbad et Muriel, avait réussi à convaincre le peintre surréaliste belge Paul Delvaux de signer les décors d’une adaptation que, passionné de feuilletons populaires, il voulait réaliser à partir des Aventures de Harry Dickson, cet espèce de Sherlock Holmes dont Jean Ray, romancier belge, s’inspirant d’aventures policières allemandes, avait multiplié des épisodes. Là encore, faute de pèze, le film ne se fit pas. Resnais se rabattit sur Stavisky avant de se reprendre avec Providence. Mais qui sait si ses Aventures d’Harry Dickson illustrées par Delvaux ne seraient pas un trésor de cinémathèque ?
Fellini aussi a son film abandonné. Que l’on peut lire maintenant, bouquin en main, et dont la lecture est absolument passionnante. C’eut été de loin le film le plus ambitieux et le plus noir que le maître aurait réalisé, comme le signale le critique Aldo Tassone qui signe la préface de ce long synopsis (124 pages) intitulé Le Voyage de G. Mastorna. Un film de Fellini noir ? Le cinéaste de La dolce vita y aurait mis en scène un autre de ses alter ego, joué évidemment par Marcello Mastroianni, un violoncelliste célèbre qui, dès la première scène, meurt dans un crash d’avion. L’alter ego est mort. Et tout le film dès lors aurait suivi ce Giuseppe Mastorna, bel homme inquiet, une fois qu’il n’est plus de ce monde mais dans un autre. Cauchemar kafkaïen mené à la fellinienne, c’est-à-dire (pensons à Huit et demi) une unique et entraînante spirale fantasmatique et endiablée, un récit qui file et dont le rythme ne laisse pas de répit au spectateur, une enfilade continue, une ronde, un film qui n’aurait pas eu de fin…
C’est en 1965 que Fellini s’était mis à écrire ce Voyage au bout de la vie, avec l’idée que la vie, c’est aussi la mort, et que la mort serait aussi de la vie, c’est-à-dire, désespérance de l’athée qui entreprend de faire un film sur le thème de la vie après la mort, il aurait signifié que tout est pareil, d’un côté comme de l’autre, l’enfance enfuie, la séduction, l’abandon, l’ennui, l’hypocrisie, la médiocrité, la détresse, l’angoisse, l’impuissance, la solitude, bref tout que ce qui se terre sous la dolce vita menée par le vivant Marcello Rubini serait aussi ce qui fait la dolce morte du cher disparu Giuseppe Mastorna. Et en effet la lecture du synopsis écrit par Fellini lui-même, avec des conseils de l’écrivain Dino Buzzati, et du scénariste Brunello Rondi qui avait travaillé à Huit et demi et Juliette des esprits, cause une excitation qui est celle que dégagent les grands thrillers métaphysiques. Tessone évoque dans sa préface le concept (belle trouvaille) de conscience-fiction.
S’il s’était tourné (Dino de Laurentiis eut peur devant l’ampleur de l’entreprise – un Playtime, le crash d’avion sur la place centrale de Cologne, des visions urbaines hallucinées, une gare démesurée, des wagons de cinq étages, un lupanar gigantesque, des défenestrations de morts par centaines qui s’écrabouillent au sol et se relèvent comme si de rien n’était, des foules incalculables en déroute…), ce film aurait sans doute pris place entre Juliette des esprits et le Felllini-Satyricon. À lire le synopsis (traduit par Françoise Pieri), on constate que Fellini, ne voulant pas tout perdre, récupéra des idées de ce film avorté pour ses films ultérieurs, comme le cortège papal entrant dans une gare et la traversant et qui sera plus ou moins la parade de mode de Roma, et cette scène où un medium dans une boite de nuit tente de mettre Mastorna en contact avec sa mère qui rappelle la soirée de spectacle en plein air dans Huit et demi. Et le passage d’une fanfare… Et ces scènes dans un cimetière où les morts sortent des chapelles funéraires pour recevoir la visite de leurs parents. Ces allées et venues de femmes, langoureuses et maternelles, enfantines ou effrayantes, dévotes ou aux seins généreux, le cheptel femelle qui constamment tourbillonne autour de l’homme fellinien et dont les processionnaires auraient sans doute eues à l’écran les beautés inspirantes des Cardinale, des Milo, des Magnani, des Ekberg, des Noël et des Aimée…
Ah Dieu ! que Le Voyage de G. Mastorna est un beau film, un film merveilleux !
On pensera à Federico Fellini ce jeudi 31 octobre. Il y aura vingt ans, ce jour-là, le grand artiste mourait ! Revit-il ? Se défenestre-t-il par jeu ?
Federico Fellini, Le Voyage de G. Mastorna, Édition Sonatine, 2013, 207 p.
24 octobre 2013