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Chroniques

La haine au frais

par Robert Lévesque

Je me souviens d’être entré au cinéma voir La haine parce qu’il faisait trop chaud ; c’était à Avignon un après-midi de juillet 1995 (au début des années Chirac). Je me souviens de la fraîcheur de la salle climatisée de l’Utopia-République dans la rue Figuière, une venelle plus qu’une rue qui serpente sans logique (ou plutôt selon des logiques oubliées) à travers la vieille ville emmurée. À l’Utopia, on affichait La haine. On y aurait affiché la concorde que j’y serais entré itou. Le cinéma ce jour-là m’était un oasis…

Évidemment le film n’était pas de tout repos. Ce n’était pas du Demy ou du Tati, ni du Benigni. Le bédouin que j’étais se trouva vite confronté à de l’action, à la rage des protagonistes, à ce qui gronde dans ces anti-oasis que sont les banlieues des grandes villes en France, les mecs chtarbés, les meufs sans gêne, les nuits de violence, le vocabulaire beur ; « j’ai la haine » scande le chœur clanique des immigrants sortis de l’adolescence avec pas d’avenir et trop de rancœur rivée au cœur… Cette marée de rage, ce n’était pas, quoique bienvenue, la clim’ de l’Utopia qui allait me l’adoucir… Je me souviens avoir reçu ce film de Mathieu Kassovitz comme un coup au plexus solaire…

Sortant de l’Utopia, prenant la rue Bancasse pour aboutir rue de la République vers de rassurants zincs où m’enfiler des demis, je me souviens m’être dit, il y a près de vingt ans, que ce film arrivait enfin. Kassovitz était le premier à faire un cinéma, son cinéma, sur le sujet si vif et pourtant tabou des émeutes de banlieue. La première de ces émeutes avait eu lieu à Vénissieux en 1981, quinze ans auparavant, la première marche des beurs avait eu lieu en 1983. Il y avait eu la mort, que dis-je, l’assassinat de Malik Oussekine lors d’une manif étudiante contre la loi Devaquet le 6 décembre 1986, la rage (entendons la haine) montait, l’affrontement entre Arabes, Nord-Africains et policiers était devenu plus que cyclique ; Makomé M’Bowolé avait reçu dans la tête une balle tirée par un flic pendant sa garde à vue dans un commissariat du 18e. Et voilà que La haine sortait sur les écrans l’été où dans plusieurs municipalités françaises (dont Avignon) on votait des règlements pour interdire le vagabondage et la mendicité…

Kassovitz n’exploitait pas le sujet, il l’explorait. Tourné volontairement en noir et blanc (sans doute pour se rapprocher du documentaire), ce film, dont on parla abondamment (il fit plus de deux millions d’entrées dans l’Hexagone, rafla la mise en scène à Cannes et trois Césars – film, montage et production), en est un dont l’honnêteté (la volonté de compréhension de l’affrontement) est la qualité première. Et le jeu des comédiens est d’une grande véracité (Vincent Cassel tout en violence s’y révélait, à l’image du Travis de De Niro dans Taxi Driver, piquant la célèbre réplique au miroir : you talkin’ to me ?), un jeu livré par des allogènes du cru, si je puis dire, entre autres Hubert (Koundé) et Saïd (Taghmaoui) qui, avec Vinz (Vincent Cassel), forment le trio de choc de ce film époustouflant et juste.

Un trio, une journée. Tout le film (minuté) se passe en un jour (comme Le mariage de Figaro et Ulysse pour les grands exemples), un jour sans soleil qui débute au lendemain d’une nuit de violence dans la cité des Muguets (sic) de Chanteloup-les-Vignes dans les Yvelines et qui se terminera alors que Vinz, Hubert et Saïd, montés à Paris pour une virée nocturne qui se vit dans le ressenti du mépris, reviennent au petit matin dans leur banlieue des muguets non fleuris. La haine demeure le meilleur film de Mathieu Kassovitz. Vous le verrez à Télé Québec le 28 septembre à 21 heures.

Un film qui arrivait enfin, je veux dire que Kassovitz osait aborder de front son sujet, un sujet qui demeure toujours actuel (après les années Chirac, ce furent les années karcher de Sarkozy, et revoilà le Sarko aux casseroles qui prépare son retour). Je pense à la guerre d’Algérie dite « les événements d’Algérie » dont le cinéma prit le temps avant d’oser en témoigner directement, de descendre dans l’action comme Kassovitz est descendu dans la banlieue. Il y eut des allusions, dans Le petit soldat en 1960, Adieu Philippine en 1962, Muriel et Les parapluies de Cherbourg en 1963, des portraits de partants, de revenus, que des touches ; il fallut attendre jusqu’en 1966 puis en 1971 pour voir des oeuvres fortes, vraies, en plein dans le sujet, La Bataille d’Alger de Pontecorvo et Avoir vingt ans dans les Aurès de René Vautier. Kassovitz en 1995 était le premier à signer un Avoir vingt ans dans les banlieues…

Cette haine qu’il a illustrée est-elle aussi forte dix-neuf ans plus tard ou n’est-elle pas gagnée par un désoeuvrement ? Les Rita Mitsouko, en 2001, chantaient un tube, « Y’a d’la haine », en affirmant qu’il faut que ça sorte quelque part…

 

Vincent Cassel dans La Haine de Mathieu Kassovitz


25 septembre 2014