La Mémoire de l’instant
par Bruno Dequen
Comment transmettre ce qui nous a marqué dans une œuvre? Telle est l’épineuse question qui hante non seulement tout critique mais tout spectateur. Quelle que soit l’approche utilisée (description du récit, analyse des thèmes, contextualisation de l’œuvre dans le corpus du cinéaste ou au sein de l’histoire du cinéma), un objectif demeure : il s’agit toujours de transmettre une idée globale de l’objet critiqué. Or, combien de fois arrive-t-il de réaliser après coup que tous ces arguments n’ont finalement que peu de rapport avec les raisons profondes qui font qu’un film reste en mémoire. Car, à moins de revoir les films régulièrement, il ne reste souvent que des fragments. Et ce sont ces instants fugaces qui vont constituer notre musée intérieur du cinéma.
Le philosophe américain Stanley Cavell avait immédiatement intégré cette particularité de l’activité spectatorielle dans son œuvre. Cavell, qui écrivit A World Viewed, son premier ouvrage majeur sur le cinéma dans les années 1960, ne bénéficiait pas des nombreuses possibilités de visionnement actuelles, et il en était très heureux. Plus encore, il se faisait un devoir de ne pas revoir les films dont il discutait. En effet, pour Cavell, peu importait la réalité des faits. Seul le souvenir vivace de moments de cinéma permettait de distinguer l’essentiel du superflu. Cette démarche d’une subjectivité assumée s’apparente à la profonde remise en question qu’avait eu le critique littéraire français Roland Barthes vers la fin de sa carrière. Reconnu pendant des années comme l’un des principaux portes-paroles de l’école structuraliste, qui décortiquait le fonctionnement des œuvres comme s’il s’agissait d’équations scientifiques, Barthes rejeta en bloc cette approche au début des années 1970, réalisant que ses écrits ne permettaient finalement de ne décrire que la partie la plus superficielle des œuvres. Dans son dernier ouvrage, La Chambre claire, il développe le concept depuis devenu célèbre du punctum. Analysant des photographies, il tente de décrire ainsi le détail, le fragment d’image qui le marque profondément, au point de demeurer à jamais dans sa mémoire. Ce punctum est à la fois très personnel (chez Barthes, il est relié à l’obsession de la mort de sa mère) et universel (ce détail symbolise toute la capacité de la photographie à capter un instant du monde déjà mort et ressuscité). Mais plus encore, ce punctum est selon Barthes difficile à appréhender par la critique traditionnelle qui recherche trop souvent à justifier l’importance (ou non) culturelle d’une œuvre à travers un sens global plus ou moins objectif. Or, le punctum peut surgir au sein de la plus anodine des œuvres.
Notre mémoire du cinéma est ainsi constituée de tels punctums, de tels moments à jamais gravés dans notre musée intérieur. Et ce sont ces moments cumulés qui constituent souvent notre conception personnelle du cinéma. Notre admiration pour certains cinéastes ou certains films ne provient-elle pas souvent d’un moment précis où ils ont réussi à nous ‘transpercer’, à créer une image immédiatement marquante? Cette prise en considération de l’instant est d’autant plus importante qu’elle permet de s’éloigner d’une évaluation des films uniquement fondée sur leur totalité, alors que notre mémoire ne retient souvent que des moments. Combien de films admirons-nous entièrement dans une année? La plupart du temps, très peu. Alors que notre année est pourtant pleine d’images à jamais gravées dans notre mémoire. Au lieu de dresser une liste des meilleurs films, il serait plus juste de dresser une liste des meilleurs instants. En voici quelques-uns en vrac sortis de (re)visionnements récents : le plan large sur les changements de couleur d’un champ balayé par le vent chez Tarkovski (Le Miroir) et Erice (L’Esprit de la ruche). Le regard désespéré de Clooney à la fin de The American. La délicatesse distante des mouvements de mains de Lancaster dans la partie de carte du Guépard. Chacun de ces instants est représentatif de ce que le cinéma permet : la captation patiente d’un instant du monde trop vite disparu chez Erice et Tarkovski, l’enregistrement fictif et fascinant de la mort en marche sur le visage humain chez Corbjin et l’utilisation des mouvements corporels comme symboles du statut social chez Visconti. Images symboles d’une certaine capacité du cinéma à penser le monde. Et vous, quels sont vos instants de l’année?
23 juin 2013