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Chroniques

La nuca

par Robert Lévesque

J’allais vous causer d’Audrey Hepburn la semaine dernière quand, surcroît de travail, j’ai dû surseoir. Audrey Hepburn disparue depuis des lustres, mais inoubliée. Quand je pense à elle, ce qui m’arrive parfois, je la vois toujours de biais ou de dos, son cou à la Modigliani, et m’apparaît alors immanquablement sa nuque, la bellissima nuca del cinema ; on ne lui ferait certes pas le coup du lapin.

Était-elle britannique, Audrey Hepburn ? Je crois que, comme une romanichelle, elle échappa aux griffes des nationalités, citoyenne du pays cinéma, américain ou européen. Je pense en particulier à deux de ses rôles : la Texane extravagante de Manhattan qui débarque chez Tiffany, la princesse d’un pays imaginaire se faufilant incognito dans les rues ocres de Rome…

Généalogie d’une star d’hier : ses parents s’étaient mariés en Indonésie, à Batavia (l’actuelle Jakarta), l’année d’Une page de folie de Teinosuké Kinugasa (1926) ; ils vinrent s’installer à Ixelles chez les artistes et les intellectuels ; Edda va y naître en 1929, bébé belge de hasard. Sa mère est néerlandaise, aristocrate, c’est la baronne Van Heemstra et son père, lui, son arbre généalogique est une carte Vidal de Lablache, né en Bohême d’un père britannique qui avait des racines irlandaises mais aussi autrichiennes, écossaises et françaises.

En 1935, l’année des Temps modernes de Chaplin, les parents d’Edda se séparent. Disons-la donc européenne, cette jolie fille que son papa appelait Monkey Puzzle… et qui, à 13 ans, parlait parfaitement l’anglais, le néerlandais, le français, l’espagnol et l’italien. Elle adorait lire l’histoire de l’orpheline Heidi.

Si je voulais vous causer d’Audrey Hepburn la semaine dernière, c’est qu’on présentait à la télé ce fameux Breakfast at Tiffany’s de Blake Edwards où (en 1961) elle mena à merveille une interprétation du plus beau personnage féminin imaginé par Truman Capote, Holly Golightly, une fille-fleur née à Tulip, Texas, une précoce mante religieuse qui, extravagante à souhait, cherche à New York un mari absolument riche. Mais hélas ce film d’Edwards (malgré elle qui éblouit l’écran) est si en deçà de la richesse du roman, c’est une traîtrise cinématographique, une arnaque scénaristique qui fit capoter Capote. J’aurais tout de même tenté de vous conseiller de regarder Audrey Hepburn herself qui surnage, surplombe ce film. Elle est en elle-même Holly Golightly, elle illumine…

Ce personnage de Holly Golightly est parfaitement amoral chez Capote. Le roman, publié en feuilleton dans Esquire, avait eu un impact du tonnerre et le succès de librairie suivit, succès au parfum sulfureux. On évoqua l’art de Scott Fitzgerald et Dorothy Parker, qui lisait tout et triait serré, décréta que Truman Capote était un virtuose qui, rareté, savait écrire.

Dans ce roman, le narrateur, un écrivain (lui, bien sûr, comme Tom Wingfield représentait Tennessee Williams dans La ménagerie de verre) se remémore le passage de cette fille folle dans sa vie, cette Holly Golightly qu’il avait vue débarquer un soir par l’échelle d’incendie donnant accès à sa fenêtre, une adolescente qui avait à peine 17 ou 18 ans et qui allait l’éblouir, péter le feu, foutre le bordel, multiplier les flirts, rêver de bijoux exposés dans les vitrines du 727 Fifth Avenue angle 57e rue, faire des fiestas qui tournent mal, entreprendre et séduire un riche Brésilien pour qu’il l’épouse, aimer un chat de gouttière et l’abandonner en filant finalement à l’anglaise, seule, après un scandale la reliant à la mafia, mais à son insu peut-être, tout cela sous les yeux de l’écrivain son voisin, qui l’aime bien, mais dont on sent qu’il réserve ses bras et ses lèvres aux amours masculines…

On ne trouve rien de cet univers capotesque dans le film de Blake Edwards, scénarisé par George Axelrod. L’appartement de Holly est trop chic, Givenchy a dessiné des merveilles de robes fourreaux que la vraie Holly, celle de Capote, n’aurait pas pu se payer, son fume-cigarette est trop long et, surtout, son voisin écrivain est un hétéro pur mâle qui va rompre avec sa copine pour tomber en amour avec la gracieuse Holly ; foin de son projet d’épouser son riche brésilien (José Luis de Vilallonga très José Luis de Vilallonga), Holly Golightly joue la dernière scène du film dans les bras de ce voisin du dessous qui s’appelle Fred Varjak et est joué par Georges Peppard.

La Paramount, même avec cette dilution du roman de Capote dans l’eau courante d’une comédie romantique convenue, avait cru bon de prévenir ses clients dans son communiqué publicitaire du 28 novembre 1960 : « Ce rôle inhabituel pour Mlle Hepburn nous a poussés à évoquer la question des femmes actives comparées aux femmes au foyer, et Audrey a indiqué sans la moindre ambiguïté que sa vie n’a strictement rien à voir avec celle de son personnage ». La question des femmes actives…!

Une nouvelle biographie de Capote paraît chez Gallimard, signée Liliane Kerjean. On peut y lire la lettre que le romancier envoya à Mlle Hepburn avant le tournage (alors qu’il était fort déçu que Marilyn Monroe, son choix, n’ait pas eu le rôle) : « Très chère Audrey, puis-je vous dire à quel point je suis ravi que vous jouiez dans l’adaptation de Petit déjeuner chez Tiffany. Je ne pense rien du scénario, n’ayant jamais eu l’occasion de le lire. Mais comme Audrey et Holly sont des filles épatantes, j’ai comme l’impression que tout leur réussira toujours ».

Le film, sorti en 1961, obtint cinq nominations aux Oscar mais seuls Henry Mancini et Johnny Mercer reçurent celui de la chanson, l’inoubliable Moon River que chante Holly Golightly – Audrey Hepburn assise dans l’embrasure de sa fenêtre donnant sur l’escalier de secours, grattant sa guitare, une serviette blanche retenant ses cheveux et dégageant sa nuque si belle…

Dans une entrevue à Playboy en 1968, Capote désapprouvera tout de ce film, y compris sa très chère Audrey. « Le roman était assez amer en réalité et Holly Golightly était vraie, une dure à cuire, strictement rien à voir avec Audrey Hepburn. On a fait de ce film une mièvre lettre d’amour à New York et à Holly. Par conséquent, c’est un film léger alors qu’il aurait dû être pesant et déplaisant ».

Alors, pour me reprendre avec Audrey Hepburn, je vous signale qu’on pourra la voir à Radio Canada le 27 mars à 14 heures dans son premier grand rôle au cinéma, joué sept ans avant la mésaventure Axelrod-Edwards. Elle a 24 ans, photographiée par Henri Alekan dans Vacances romaines de William Wyler, cru 1953. Wyler, cinéaste ordinaire (son style est généralement fait d’une absence de style, tranche Tavernier dans sa brique sur le cinéma américain), aura du moins été celui qui la lança vers sa gloire.

Dans Roman Holiday, comme Holly Golightly, elle a 19 ans, elle est la princesse héritière d’un pays imaginaire qui s’échappe d’un voyage officiel en arrivant à Rome. Elle ne supporte pas le protocole, elle voudrait vivre comme tout le monde, elle se balade incognito et elle rencontre un Américain (Gregory Peck) qui s’avèrera être un reporter sachant très bien qui elle est et qui se prépare un scoop. L’amour se glisse soudain entre eux, il renonce à son reportage, ils déambulent jusqu’à ce que (ce film évitant étonnamment le happy end) la princesse quitte le reporter pour se plier aux exigences de son rang.

Audrey Hepburn (avec qui tous les spectateurs du temps auraient aimé jeter des sous dans la fontaine de Trevi) sera dès lors une star, à jamais, elle attrape l’Oscar, le Golden Globes, le Bafta et le New York Film Critics Award. Et voilà 22 ans qu’elle est morte, en Suisse.


26 mars 2015