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Chroniques

Là où l’épicier ne va pas faire son marché

par Robert Lévesque

Les affairistes de l’industrie cinématographique québécoise se creusent la tête ; comme ils l’ont creuse, ça tombe bien… Les tourments de ces m’sieurs-dames ne concernent évidemment que le rendement monétaire de l’invention des frères Lumière. Ce sont des épiciers pour qui la rentabilité au tiroir-caisse est la raison d’être ou ne pas être…. Le journal La Presse comptabilise le samedi la somme recueillie aux guichets comme si ce n’étaient pas des êtres humains qui allaient au cinéma, mais du papier-monnaie qui s’y transige.

Ils ne semblent pas se douter, ces épiciers inquiets, que le film qui ne rapporte que $196 en sept jours pourrait être beau, et important, avoir plus d’avenir que celui qui atteint ses 2 millions de grisbi en deux mois. Cependant, c’est là que ça se complique, il se peut que le film d’auteur soit raté, qu’un Café de Flore ne vaille pas mieux qu’un Hot Dog. Que font alors les critiques ? Ils respectent maternellement le premier, ils se moquent un peu du second ! Il se trouve – tréfonds du problème – que cette critique, pour ce qu’il en est dans la presse écrite et parlée (trois quotidiens francophones, quelques radios dont la très dégénérée publique), est vraiment pauvre d’allure, intellectuellement malingre, d’un illettrisme total face aux films ; dans le doute, elle ménage donc à peu près tout le monde et son filleul – le film d’auteur raté et la niaiserie astiquée -, elle ne semble pas libre de ses mouvements, ses humeurs sont prévisibles et sans saveurs, elle n’est ni sévère ni enthousiaste, jamais assassine à moins que ce soit en tirs groupés depuis l’étranger (l’exemple sordide de leur aveuglement : le sort injuste que les plumitifs de La Presse, du Devoir, du Journal de Montréal firent à L’Humanité de Bruno Dumont à Cannes en 1999).

Cette critique sans qualité est foncièrement craintive, elle ne compte pas dans ses rangs une seule plume qui serait à la fois élégante et cruelle, féroce et éclairante, émue et intelligente, personne n’y mène une pensée forte qui se démarque du lot, aucune voix n’en sort. Elle est, à défaut de génie, gentille, compréhensive pour le tout-venant, attentive, polie dans ses réserves, se croyant investie d’un devoir d’équilibre ; c’est une critique bonne (comme on dit un public bon au lieu d’un bon public). Abonnée d’office à la tolérance de peur que l’industrie s’effondre, elle respecte (en maugréant) les caprices de l’industrie, elle se place sous la protection de la loi de l’Embargo & Cie, s’en offusquant un brin, mais en y participant, et le junket vous fait voir du pays…

Marc-André Lussier a beau répéter à chaque colère d’un producteur que l’air connu des méchants critiques est usé, sa réaction est tout autant usée. Ils ont tout faux, l’épicier et le Lussier. La réalité, le problème, c’est qu’il n’y en a pas, justement, de méchants critiques, ces vilaines bêtes de mauvaise foi et de vaste culture qui seraient de grands critiques, ithyphalliques et pioupiesques…! ; en s’inspirant de la Monographie de la presse parisienne de Balzac, dressons l’inventaire des types d’ici : il y a (toujours en nombre) les « Rienologues », puis les publicistes, les pires étant ceux qui s’ignorent, on trouve des persifleurs empâtés, des marraines ampoulées, des incultes sans scrupule, des oncles dégênés, des qu’est-ce-qu-ils-font-là-ceux-là, des petits talents qui se rapetissent à l’usure, des joviaux qui courent le vent au cul, des uquamiens desquamés… Mais des critiques, de vrais critiques, de ceux qui pensent, qui osent penser, qui écrivent, qui savent lire une image et écrire une phrase qui se tient, ceux qu’on aime lire, y en a-t-il ? Je vous le demande !

Les grands A (Agee, Amengual), les grands B (Bazin, Bory, Benayoun), les grands C (Cournot, Crist, Côté avant son saut de la clôture), les grands D (Delluc,  Daney, Dort qui n’a pas fait que dans celle du théâtre…), et la grande K (chère Pauline Kael), les grands S (Sarris, Straram, Skorecki), ont-ils eu des fils ici ? Certainement pas parmi la critique actuelle des trois quotidiens pelés et des quatre radios tondues, les professionnels de la profession, les bien rémunérés qui sautent dans des avions pour aller se contenter de cinq minutes avec Quentin ou Angelica, qui écriront le même papier à quelques erreurs près ; ceux-là qui ont avec pleutrerie soutenu le festival du caporal Losique au-delà de sa date de péremption, alors que ce satané Losique de mes deux en connaît mille fois plus qu’eux en matière d’histoire du cinéma…

S’il s’en trouve, des petits-fils de Bory et de Pauline, des bâtards de Straram,  il faudra les lire dans la presse néo-underground, le blog personnel à découvrir, le site web comme celui de Hors Champ où l’admirable article truffaldien d’André Habib de septembre 2009 sur l’abrutissement de cette critique et des médias autour du film Polytechnique est exceptionnel et demeure exemplaire. Bref, il faut chercher à lire là où l’épicier ne va pas faire son marché…!

Devant l’avancée des troupes de l’industrie cinématographique publicitaire, je dis, au nom de l’intelligence et du septième art, au nom de Murnau, de Fassbinder, de Vigo et de Pasolini, de Gilles Groulx et de Denis Côté, en paraphrasant Claris de Florian, le petit-neveu de Voltaire : pour critiquer heureux, critiquons cachés !

Comme me le disait il y a quelques années André Brassard en parlant du théâtre, mais c’est du pareil au même : l’industrie a planté son poignard dans le cœur de l’art. Autrement dit et sans détour : Denise Robert a tué Denys Arcand !


15 août 2013