Chroniques

La poule ébahie

par Robert Lévesque

Los Olvidados est un film capital dans l’œuvre de Bunuel. Il marque le second début du cinéaste et déclenche le grand démarrage qui, à raison de pratiquement un film par année, le mènera de El à Cet obscur objet du désir. Sans lui, qui fut tourné avec presque rien dans les faubourgs de Mexico en 1950, la carrière de cet Espagnol naturalisé mexicain en 1949 n’aurait peut-être pas eu l’envergure et l’importance que les historiens du cinéma et les cinéphiles du monde entier lui reconnaissent.

Dans un premier temps (sa jeunesse), il y avait d’abord eu l’éblouissement surréaliste de ses deux premiers films réalisés en France avec le fantasque et encombrant ami Dali, des chefs-d’œuvre historiques : Un chien andalou en 1928 et L’Âge d’or en 1930. Et en 1932 un court métrage qu’il tourne seul dans la lignée surréaliste, un de ses rares films tournés en Espagne, Terre sans pain, où son génie se pointe le nez dans l’horreur des images captées dans une région isolée de l’Estramadure, coqs décapités, âne dévoré par des abeilles, iconographie fidèle à ses souvenirs d’enfance dont l’un – le plus raconté – était la vision à huit ans d’un mulet putréfié.

Puis, de 1932 à 1946, Bunuel ne tourne plus. En 1936, bouleversé par la guerre civile espagnole, exilé volontaire, il arriva aux États-Unis, mais il piétinera. Hollywood veut en faire un producteur plus qu’un réalisateur (on craint cet hurluberlu moustachu qui filme des yeux tranchés) et la plupart des projets amorcés tombent à l’eau. Il part des USA déçu et, comme il n’entend pas revenir en Espagne, il file au Mexique. Là aussi il connaîtra deux ou trois ans de piétinement, fera du film alimentaire et soudain, en 1949, il obtiendra un succès commercial, El Gran Calavera. Bunuel avouera, dans ses mémoires, le trouver nul ce film, mais au résultat (et tant mieux) son producteur décide de lui laisser de la corde, il lui laisse faire un film tel qu’il l’entend.

Le maître s’impose alors avec Los Olvidados qui obtiendra le prix de la mise en scène à Cannes en 1951. Comment lui était venu ce film ? Bunuel avait appris dans un journal qu’on avait fait la découverte d’un enfant laissé sans vie sur un tas d’ordures. Dans ses Mémoires dictés à Jean-Claude Carrière en 1982 sous le titre narquois Mon dernier soupir, il raconte que pendant des mois il a parcouru avec ses plus vieux vêtements, en vagabond errant, les banlieues improvisées les plus pauvres qui entourent Mexico. « Je regardais, j’écoutais, je posais des questions, je me liais avec les gens ». Il va  aussi se rendre régulièrement au tribunal des mineurs, à la prison des femmes, dans les cliniques psychiatriques, lire les fiches des mendiants répertoriés, etc.

Bunuel ne serait pas Bunuel s’il n’avait pas été tenté d’ajouter à ce portrait de misère réelle un aspect surréaliste, ce moteur d’invention qui le fera agir, rêver à vue. « Je voulais introduire quelques images inexplicables, rapides, qui auraient fait dire aux spectateurs : ai-je bien vu ce que j’ai vu ? Par exemple quand les garçons suivent l’aveugle dans le terrain vague ils passaient devant un grand bâtiment en construction et je voulais disposer un orchestre de cent musiciens jouant sur les échafaudages sans qu’on l’entende ». Le producteur refusa ce caprice. Néanmoins, Bunuel réussissait, avec Los Olvidados (dont il trouvait « ridicule » le titre français Pitié pour eux – mais on a dit aussi Les réprouvés), à aller au-delà des conventions du film social, du portrait sociologique, il en fit un chef-d’œuvre violent, centré sur le sort de deux enfants maudits, Pedro qui lutte pour échapper au mal et Jaibo qui s’acharne à l’en empêcher.

Loin des influences du néo-réalisme italien (comme le Sciuscia de Vittorio de Sica tourné quatre ans plus tôt dans les quartiers pauvres de Rome), il étend le concept du réalisme aux domaines aussi essentiels à ses yeux que le rêve, la poésie, l’irrationnel, cet étrange immatériel à la base de son œuvre subséquente. Des scènes pathétiques (un aveugle battu par la bande de Jaibo) peuvent devenir dérisoires par l’apparition d’une poule ébahie sans que sa force d’impact soit affaiblie. Bunuel aura toujours été fidèle à la poésie irraisonnée et c’est là qu’il trouve sa grandeur, évitant les pièges de la compassion, de la lourdeur, du souligné, du convenu, de la sentimentalité, bref des limites du film sociologique ou dit à message. On ne médite pas un film de Bunuel, on le reçoit en plein front.

Communiste mais pas dupe, il eut à faire face à la stupidité intellectuelle du parti communiste français lorsque Los Olvidados fut projeté en exclusivité à Paris fin décembre 1950 au Studio 28. Ses amis surréalistes le retrouvaient et furent très émus par son film. Mais Georges Sadoul, grand critique de cinéma et communiste endurci, fidèle aux consignes, lui donna rendez-vous dans un café pour, ému et bouleversé, lui dire que le PCF lui demandait de ne pas écrire un mot sur ce film. Pourquoi ? Le parti avait décrété qu’il s’agissait d’un film bourgeois !

Bunuel, dans Mon dernier soupir, se rappelle des propos de Sadoul ce jour-là rapportant l’avis autoritaire et définitif du parti : « D’abord, on voit à travers la vitre d’un magasin un des jeunes gens entrepris par un pédéraste, qui lui fait des propositions. Arrive alors un agent de police et le pédéraste s’enfuit. Cela signifie que la police joue un rôle utile : ce n’est pas possible de dire ça ! Et à la fin, dans la maison de redressement, tu montres un directeur très gentil, très humain, qui laisse un enfant sortir pour acheter des cigarettes ! »

Je vous laisse imaginer le rire de Bunuel, que Jean-Claude Carrière, qui l’a tant fréquenté et assisté, qualifiait parfois d’homérique. Bref, ce film, qui avait été un flop au Mexique, retiré après une semaine, jugé révoltant, alla à Cannes et fit dès lors sensation, il fut salué par un grand texte du poète Octavio Paz, il entra dans le circuit international des ciné-clubs et l’histoire du cinéma, et il ressortit à Mexico pour y rester plus de deux mois à l’affiche.

Bunuel était enfin revenu, avec des enfants maudits et ceux qui, mécréants et éclopés, bourgeois et aliénés, pervers et fascinés, clochards et belles de jour, novices ou femmes de chambre, suivront pour entrer dans sa grande parade à jamais sacrée bunuelienne.

À TFO ce vendredi 6 mars à 21 heures.

 

La bande annonce de Los Olvidados


4 mars 2015