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Chroniques

La Roumanie vue par ses films

par Gérard Grugeau

VIOLENCES ET HUMILIATIONS

Le cycle de 13 films organisé par Monica Haim, programmatrice invitée à la Cinémathèque québécoise, montre à quel point le cinéma roumain de l’ère postcommuniste rassemble aujourd’hui un vivier d’individualités artistiques fortes qui n’ont de cesse d’ausculter le grand corps malade d’un pays balloté par l’Histoire. Leurs films permettent de dresser l’état des lieux d’une société qui a dû s’adapter au grand saut dans le vide depuis la chute du régime de Ceaușescu en 1989, chute que d’aucuns associaient alors à des lendemains prometteurs. Avec le recul, force est de constater que cette cinématographie atteste plutôt, ces deux dernières décennies, de la dégradation politique et sociale d’un pays pris dans la tourmente du néolibéralisme. Comme si une fois de plus, un peuple épris de liberté avait été spolié de ses rêves d’émancipation et peinait à ne pas sombrer dans l’amertume d’un temps présent où perce une profonde désillusion. Ancrés dans un naturalisme cru et portés par un sens de l’observation au scalpel, tous les films présentés (*) mettent en lumière ce climat anxiogène qui, toutes classes confondues, génère son lot d’humiliations et de violences, comme autant de retours du refoulé.

Cette violence omniprésente revêt différentes formes. Elle est parfois d’une absurdité poignante quand elle explore cette fameuse nuit de décembre 1989 où tout a basculé avec l’effondrement du régime dans la confusion la plus totale, fauchant au passage de jeunes vies qui ne demandaient qu’à jouir d’une liberté à portée de main (The paper will be blue de Radu Muntean, 2006). Malgré ce basculement historique, une violence frontale ou souterraine demeure partie prenante d’un appareil d’État englué dans des réflexes bureaucratiques d’antan qui broie le simple citoyen dans les rouages de sa logique désincarnée. Dans Médaille d’honneur (2010) de Călin Peter Netzer, un émouvant drame de la dépossession proche du néoréalisme italien, un ancien militaire à la retraite se bat pour retrouver une dignité perdue et le respect de ses proches, notamment de son fils qui a fui la Roumanie communiste. Prisonnier d’un quotidien aussi terne qu’aliéné, l’homme doit affronter les sinistres fantômes d’un passé irrésolu qui se resserre sur lui comme un étau.

La bande-annonce de Médaille d’honneur

Sorti en 2003, Niki et Flo du vétéran Lucian Pintilie, exilé un temps de son pays, anticipe en quelque sorte le film de Călin Peter Netzer, mais sur le mode de la farce tonique à l’humour noir et grinçant. Un autre militaire à la retraite s’y voit foulé aux pieds par un proche sans scrupule qui le harcèle jusqu’à la tyrannie. Toute la violence rentrée d’une société en perte de valeurs explose alors dans un élan de folie meurtrière. Comme souvent dans le cinéma roumain, l’art de cultiver l’absurde se déploie ici avec une férocité aussi réjouissante que terrifiante.

    D’une radicalité formelle exemplaire avec son dispositif au cordeau (la mise en scène y est aussi sobre que rigoureuse), Policier, Adjectif (2010) du réalisateur Corneliu Porumboiu témoigne aussi à sa façon des effets pervers d’une bureaucratie drapée dans son autorité immuable, qui laisse peu de place à la subversion et à la conscience individuelle. Brillante et empreinte de dérision, la fable prend au final un détour des plus singulier à la faveur d’une scène d’anthologie qui relève tant de la philosophie morale que de la sémantique la plus pointue. Sans nul doute, un incontournable de la programmation.

La bande annonce de Policier, Adjectif

Dans son exploration critique de la violence sociétale, le cinéma roumain s’attache aussi avec une implacable lucidité à la radiographie des turpitudes familiales et des crises conjugales. Portrait tout en nuances d’une mère possessive, prête à tout pour sauver son fils coupable d’une grave infraction, La position de l’enfant de Călin Peter Netzer (Ours d’or, Berlin 2013) met à nu les antagonismes de classe dans une société gangrenée par la corruption où tout s’achète et où les privilèges d’une ancienne nomenklatura reconvertie se perpétuent envers et contre tout. Au-delà de son noeud oedipien, ce drame claustrophobe peut se lire comme l’allégorie politique puissante d’un pays déchiré entre les pesanteurs d’une ère soviétique encore prégnante et une nouvelle Roumanie profondément meurtrie et incapable de sortir d’une forme d’immaturité pathologique. Avec sa fin ouverte qui semble osciller entre le sursaut cathartique et la manipulation la plus sordide, cette lente plongée dans l’inconscient collectif laisse ses protagonistes dans un effarement moral proche de la déréliction.

La bande-annonce de La position de l’enfant

En investissant la sphère privée, le cinéma roumain met en scène avec la même absence de complaisance la génération de l’après Révolution dont il aborde les multiples tourments. Tourné au bord de la mer Noire, là où le couple Ceaușescu possédait une résidence d’été, Boogie (2008) de Radu Muntean capte avec délicatesse les déchirements d’un couple à la croisée des chemins et la difficile entrée dans l’âge adulte de ses protagonistes masculins. Au-delà du regard nostalgique sur un passé rassurant, le présent se teinte, d’une ironie douloureuse alors que les personnages saisis dans l’incertitude de leur être se butent à l’effritement de leurs rêves d’ailleurs.

La bande annonce de Boogie

Plus proche de la descente aux enfers, la trilogie regroupant Mardi après Noël (2010) du même Radu Muntean, Principles of Life (2011) de Constantin Popescu et Papa vient dimanche (2012) de Radu Jude filme avec une énergie décapante l’implosion des couples adultères, des familles recomposées et des relations générationnelles. Violence verbale, violence physique : pour chacun de ces trois films qui déclinent les rêves avortés d’une génération en pleine déconfiture inapte à trouver sa place, les désastres à venir résonnent comme d’immenses fracas intérieurs qui explosent soudainement au grand jour en vagues dévastatrices. Toute en finesse d’observation, ces jeux de massacre nous plongent dans un quotidien bousculé par les aspirations à exister de personnages désespérés, en quête de dignité, dont l’existence faite d’apparences s’effondre sous la pression familiale et sociale.

Mais c’est, bien évidemment, dans la marge que cette violence, qui touche l’ensemble du corps social, se manifeste dans ses aspects les plus exacerbés. Dans Furia (2002), premier long métrage divertissant mais non moins dérangeant, Radu Muntean prend un malin plaisir à nous perdre dans les bas fonds mafieux d’un conte de fée contrarié à l’issue glaçante, avec chansons tziganes à l’appui. Ce regard incisif sur une société gangrenée par la petite et la grande corruption se retrouve aussi au cœur de Filantropica (2002) de Nae Caranfil, une comédie noire inégale mais jouissive, qui rappelle les jours glorieux du cinéma italien des années 1970. Relevant de la farce politique qui décrit une classe moyenne aux abois, renvoyée au statut peu enviable de « chiens errants », le film brosse le portrait d’un pays déglingué, obsédé par la course à l’argent et à l’image. Le réel chaotique y apparaît comme une mauvaise téléréalité mise en scène par un racketteur à la vulgarité affirmée qui organise le marché de la mendicité. Iconoclaste et d’un pessimisme noir, le film sonne le triomphe du cynisme absolu au royaume de Roumanie. Ce pessimisme colore enfin les jours d’une jeunesse provinciale marginalisée qui trouve sa survie dans des réseaux criminels associés à la prostitution et aux trafics humains. Suivant les traces d’un Lover Boy (2011) qui sert de rabatteur pour la mafia locale, le film sensible de Cătălin Mitulescu vaut pour l’ambiguïté de son héros qui succombe à une idylle passionnée avec une jeune fille de la région. Incapable d’échapper à l’image de sa propre monstruosité que lui renvoie une société à la dérive qui l’accable, le jeune zonard au visage d’ange sombrera plus avant dans sa nuit intérieure. Avec sa caméra attentive qui s’attache à une région déshéritée et capte de belles échappées en rase campagne ou en bord de mer avant sa finale aussi sèche qu’inéluctable, Lover Boy nous confronte au désarroi d’une jeunesse sacrifiée dont on a pris les désirs en otage.

La bande-annonce de Lover Boy

Malgré son absence de ressources et la précarité de son réseau de salles que le public fréquente peu, le cinéma roumain est donc bien vivant et en phase avec l’âpre réalité d’un pays qui se cherche. En dépit de leur noirceur, les œuvres dotées d’un fort potentiel dramatique nous touchent d’autant plus qu’elles affichent une saine distance ironique et un humour dissonant. Une manière sans doute de mettre de l’avant une certaine politesse du désespoir pour exorciser les démons d’une identité malmenée.

 

(*) Faute d’accès à un DVD sous-titré, nous avons dû écarter de notre compte rendu The Conjugal Bed (1993) de Mircea Danieluc. Se reporter au texte de Monica Haim sur le site de la Cinémathèque.

 


17 septembre 2015