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Chroniques

L’Atalante au Patriote

par Robert Lévesque

C’est le plus grand souvenir de mes années d’interviews. J’étais critique de cinéma à l’hebdomadaire indépendantiste Québec-Presse, nous étions en 1973 ou 1974, et le copropriétaire du Patriote, une boîte à chansons à l’étage du 1474 de la rue Sainte-Catherine Est (aujourd’hui le Sky Pub dans le village gai), nous avait à la bonne (c’était Yves Blais qui allait devenir député péquiste en 1981 et mourir durant une campagne électorale à l’automne 1998). À l’affiche de sa salle de 300 places, c’était à peine croyable, voilà qu’il présentait Michel Simon ! Le grand Michel Simon ! Et j’avais rendez-vous avec lui dans sa loge avant le spectacle, étant le seul à avoir obtenu ce privilège, que dis-je ce privilège, ce bonheur ! La béatitude !

Je ne le savais pas, mais je le devinais bien un peu, Michel Simon, alors à 79 berges, était en fin de vie. Il allait d’ailleurs mourir l’année suivante, en 1975. Il ne lui restait donc qu’à tourner dans L’Ibis rouge de Mocky son dernier rôle, le personnage de Zizi, un vieux marchand de journaux bougon, xénophobe, mais grand cœur ; du tout-Simon, quoi. Pour moi, qui montais l’étroit escalier du Patriote le cœur palpitant, j’allais ni plus ni moins vers une légende, vers le père Jules de L’Atalante, vers Boudu que le libraire Lestingois sauva des eaux de la Seine, vers Cabrissade le vieil acteur retraité de La Fin du jour, vers le tueur à gages de Pierrot-la-tendresse, vers Braconnier de La Poison, vers Pépé du Vieil homme et l’enfant, j’allais à la rencontre d’un immense acteur, classé monstre sacré, une vraie bête, et en entrant, après avoir cogné à la porte sur laquelle son nom était griffonné sur un bout de papier, je le vis, assis, se retournant vers moi, l’air fatigué mais un sourire tout de même, le sourire de Michel Simon… et sa voix, sa voix… qui me disait : mais venez, assoyez-vous

Je ne peux me souvenir de toute la conversation qui dura un peu plus d’une heure (Yves Blais fut obligé de venir nous interrompre, il fallait qu’il entre en scène, et c’était comme s’il l’avait oublié), mais je me souviens comment entre nous la communication fut immédiate, aisée, complice ; il avait balayé d’un geste de la main mon essai de remerciement et mon aveu d’émotion, pour partir assez vite dans une partie de souvenirs en coq-à-l’âne que je me fis fort d’encourager, de relancer, au point où il se sentit d’entrée de jeu en terrain de confiance et que sa jacasserie alla vite bon train, des anciennes péripéties du théâtre parisien au temps de la troupe des Pitoëff aux rappels de plateaux du temps du muet et aux anecdotes des tournages les plus célèbres, avec Vigo, Carné, Guitry, et une pointe vers le souvenir de Céline dont il avait lu le Voyage devant l’ermite de Meudon qu’il disait « considérable »…. Bref, le festival Simon. J’en étais épaté, ébloui, et plus encore quand, se levant et enlevant sa chemise, il se mit, en camisole, à me montrer ses différents tatouages comme si soudain devant moi, la loge exiguë devenue la péniche de l’Atalante, c’était le père Jules ressuscité qui gesticulait et ne lui manquant que ses chatons tanguant sur les épaules…

Michel Simon était venu à Montréal pour donner un coup de main à sa compagne du moment, Jeanne Carré, celle qui fut la femme de ses dernières années (et qui publia 728 jours avec Michel Simon, bouquin devenu une rareté aujourd’hui, paru en 1978 aux éditions France-Empire). Il se trouvait que Jeanne Carré avait une ambition de chanteuse et pour qu’elle puisse prendre du métier loin de Paris, Michel Simon en bon mec s’était mis à la chansonnette pour attirer le chaland, lui laissant la première partie et arrivant après l’entracte pour clore le spectacle devant des salles qui avaient été impatientes de le voir enfin apparaître (l’animal) et qui seraient plus ébahies par le comédien que par le chanteur, encore que ses chansons, moi, je trouvais qu’il les poussait drôlement bien, à la mélancolique et bonhomme, gentiment, sincèrement. Avec sa voix du père Jules…, sa gouaille à nulle autre pareille.

Dans la nuit du samedi au dimanche 11 mai, à 2 heures 30, on pourra revoir ce film de Claude Berri, Le vieil homme et l’enfant, dans lequel Michel Simon à 72 ans, en 1967, jouait avec son immense génie d’acteur l’un de ses derniers et de ses plus extraordinaires personnages, fait pour lui, le vieux Pépé qui est un ancien de Verdun, pétainiste et antisémite, et qui accueille chez lui à la campagne durant la Seconde guerre mondiale un enfant dont les parents lui ont caché l’identité juive. Entre les deux, il n’y aura que de la complicité, de la bonté…
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Tatiana Samoïlova est morte à Moscou le 4 mai à l’âge de 80 ans. Ce beau nom de Samoïlova jamais oublié, combien de fois l’ai-je prononcé devant des amis qui me demandaient de qui je parlais… Je n’avais vu cette actrice que dans un film au début des années soixante, le seul film soviétique qui en 1958 obtint une Palme d’or à Cannes, Quand passent les cigognes. Tatiana Samoïlova était l’actrice-phare des années 53-64 en URSS, les années Khrouchtchev, celles d’une certaine ouverture dans l’immédiat-après-Staline. Ce film de Mikhaïl Kalatozov, prodigieusement beau et d’un romantisme pleinement assumé, profita de l’embellie momentanée autorisée par le régime : ce n’était plus un film soviétique, c’était un film d’amour. L’individu reprenant ses droits sur ceux de la masse. Et la belle Tatiana Samoïlova avait les plus beaux yeux du monde…

 

La bande-annonce du Vieil homme et l’enfant


8 mai 2014