L’auguste cas
par Fabrice Montal
Ce texte est une réaction, une semaine après la projection lors des Rencontres internationales du documentaire de Montréal de la dernière création de Dominic Gagnon intitulée of the North, consacrée aux images domestiques en ligne produites dans différentes localités du peuple Inuit, au cours de laquelle ce film s’est vu traité de raciste par certains médias. Sur cela s’est ajouté un problème de droit d’auteur avec la plus populaire chanteuse Inuit du moment, Tanya Tagaq, dont une partie très brève de chanson servait d’ameublement sonore à une séquence. Il faut noter que Dominic Gagnon, depuis de nombreuses années, recycle les images du web, notamment celles provenant des sites de streaming et construit des longs métrages par des montages personnels qui relèvent du traitement documentaire expérimental, récompensé par de nombreux prix.
L’œuvre de Dominic Gagnon n’est et n’a jamais été raciste.
Ses derniers films sont surtout des visions non objectives de notre rapport aux nouveaux visages du règne médiatique sur nos propres vies. Il faut avoir vu plusieurs de ses films antérieurs, qu’ils soient fruits de tournages en 16mm ou recyclant les images du web, pour comprendre qu’il ne prend certainement pas une posture condescendante envers ses sujets.
Gagnon avait agi de même avec les visiteurs d’un parc d’attraction (Beluga Crash Blues) ou les chômeurs de la ville minière de Murdochville en Gaspésie dont plusieurs éléments pourraient être rapprochés de ceux d’of the North (ISO), les survivalistes hommes et femmes qui vivent accrochés à la théorie du Complot, des citoyens qui crient leur malaise face à une société dans laquelle ils se sentent incompris et exclus (R.I.P. in Pieces America, Pieces and Love All to Hell, Big Kiss Goodnight) : tout comme les travailleurs qui créent des œuvres d’art et des performance sur leurs lieux de travail au cœur de la routine et à l’insu des patrons (DATA) . Tant de champs d’intérêt et de portraits volontaires ou empruntés qui relèvent selon moi du même état d’esprit critique et d’un combat contre l’hypocrisie.
Je n’ai rien vu de si étrange dans cet of the North. Que des gens qui rient, qui exagèrent, qui sont aliénés par la vie virtuelle, leur téléphone ou leur télévision, qui mangent trop, qui aiment, qui boivent avec excès comme dans plusieurs bonnes familles du sud qui n’osent se l’avouer. Durant la projection, je me suis senti vivre parmi eux, pour la première fois peut-être au visionnage d’un film sur le Grand Nord. Aucun sentiment d’exclusion ni de mise à distance n’opèrent dans ce of the North.
Nous sommes fort loin des portraits imposés, froids et détachés, de certaines élites bien-pensantes si propres à donner des leçons au nom de leur culpabilité refoulée d’avoir été à l’origine du plus grand génocide de l’histoire humaine, celui des peuples autochtones d’Amérique. Depuis 1492, plus de 60 millions d’êtres humains, comme une note en bas de page. C’est ça l’horreur. Pas un film Rabelaisien plein de fous rires qui côtoient des plans appuyés sur la dégradation de l’écosystème fragile du Grand Nord.
On ne parlera jamais assez d’une véritable approche esthétique de cette démarche documentaire. Celle de l’image sale. Celle de l’humanité qui se montre et se regarde sur le web. Celle des clips éphémères à la dynamique pandémique générée par un couple enlacé tournoyant sur lui-même, celui de l’exhibition et du voyeurisme.
Quant au droit d’auteur, Gagnon n’a jamais fait autre chose ici que de repiquer des musiques qui sont offertes gratuitement sur tous les réseaux. Des musiques qui accompagnent un quotidien vécu sur terre par un peuple donné en 2015. Il ne demande aucun pécule pour diffuser son film. L’hypocrisie et le mensonge, il nous le montre bien, sont légion sur le web. Et, en bout de ligne, c’est avec cette part qu’il génère un véritable travail de documentariste ; lorsqu’il critique les flux de l’information et la détention ambivalente de la propriété de cette information. Dès lors, ce n’est plus une question de droit, mais celle du contrôle de ce droit. La face cachée de la gratuité, telle est l’une des raisons du web. c’est la domination de notre libre choix. Le mirage est gratuit et semble amarré à un simple « clic », mais la réponse à cette offre est sincèrement celle de l’abandon du sens même de notre existence aux mains de l’inspection, de l’archivage, du contrôle, de la traçabilité et du ciblage. Ces mêmes armes que Gagnon utilise et détourne pour en faire des hommages à la liberté.
Fabrice Montal est programmateur-conservateur, cinéma, télévision et nouveaux médias — volets québécois, canadien et international à la Cinémathèque québécoise
1 Décembre 2015