Chroniques

L’aventure de la loupe

par Simon Laperrière

Contrairement à tant d’abonnés de Netflix, la pandémie de la COVID-19 ne m’a pas poussé à revoir Contagion de Steven Soderbergh (2011). Je me suis plutôt remémoré cet épisode obscur de la série The Outer Limits produite dans les années 1990. Judicieusement intitulé « The Refuge », il a comme décor un futur apocalyptique dans lequel l’entièreté de la planète Terre est recouverte d’une neige éternelle. Les rares survivants se sont résignés à se cloîtrer dans leur résidence pour échapper au froid mortel. Ils combattent désormais l’ennui en se tournant vers les livres et disques qu’ils ont à portée de main.

En tant que cinéphile confiné, je me reconnais évidemment à travers ces personnages. Au moment où François Legault a mis le Québec « en pause », je me réjouissais d’avoir accès à une vidéothèque bien garnie. Enfin aurai-je le temps de visionner tous ces DVD, dont certains sont demeurés dans leur emballage. Un constat égoïste s’est tranquillement imposé à mon esprit déjà anxieux. Plus longue serait la fermeture des salles de projection, plus la possibilité de venir à bout de ma collection me guetterait. Certes, il y a toujours les plateformes Criterion et Hulu, mais leur programmation ne saurait assouvir ma soif de cinéma marginal. Que faire si, par une nuit de pleine lune, je souhaite découvrir Out of the Blue (1980) de Dennis Hopper ou encore une comédie obscure de l’infatigable Jess Franco ?

Une solution à ces petits tracas m’est apparue sous la forme d’une invitation (merci Denis !) à rejoindre un groupe privé sur Facebook. Créé dans l’urgence, quelques heures après le début du confinement en France, ce club sélect donnait à ses membres l’opportunité d’échanger des copies numériques de films rares. Pour y parvenir, il leur suffisait de partager un lien vers un fichier téléchargeable. Les adeptes avaient également l’opportunité d’adresser une demande pour dénicher un titre en particulier. Généralement fructueuses, ces requêtes confirmaient qu’un florilège de perles était à la portée d’un simple clic. Les disques durs de certains collectionneurs vendaient carrément du rêve. Plusieurs attendaient le moment où surgirait un authentique Saint-Graal, comme l’introuvable Promises Written in Water (2010) de Vincent Gallo.

Les premiers jours de cette initiative ont déclenché une monumentale vague d’enthousiasme. Motivés par un esprit solidaire, les membres du groupe se sont empressés de distribuer l’intégralité de leurs archives électroniques. Les filmographies complètes de grands auteurs étaient alors disponibles, transformant ainsi cette page en cinémathèque virtuelle. Pareille générosité a tôt fait d’attirer les plaintes d’ayants droit mécontents de découvrir leur catalogue en ligne. Afin d’éviter le moindre démêlé avec la justice, les modérateurs de la communauté ont rapidement imposé de nouvelles restrictions. Par conséquent, la circulation d’œuvres vendues légalement en territoire français était désormais proscrite. L’équipe derrière le projet a profité de l’occasion pour insister sur son rôle. Souhaitant offrir une alternative à la fermeture des salles de cinéma, elle rappela qu’elle cesserait ses activités une fois le déconfinement venu. C’est d’ailleurs lors de cette période d’ajustement que le groupe s’est vu attribuer un nom, « la loupe », en hommage à son moteur de recherche.

Sans surprise, ces décisions n’ont pas fait l’unanimité parmi les cinéphiles. Certains affirmaient qu’en temps de pandémie, la notion de propriété intellectuelle n’avait pas raison d’être. D’autres cherchaient à justifier le piratage en évoquant le triste état de leur situation financière. Plus grave encore, ce code de conduite risquait d’affecter la diversité des films à venir. Jongler avec une ligne éditoriale représentait un défi pour les abonnés de la loupe, défi qu’ils allaient relever avec brio. En effet, cet appel à l’ordre allait permettre au groupe de véritablement consolider son identité.

Le virage opéré par les administrateurs n’a pas affecté les habitudes d’une majorité d’internautes. Ne nous racontons pas d’histoire, quiconque souhaite voir Joker (2019) sans débourser le trouvera sans problème. L’intérêt de la loupe se trouvait ailleurs. Grâce aux échanges virtuels, la dimension communautaire de l’initiative a réussi à briser la solitude du confinement. Il était fascinant de suivre ces débats parfois tendus auxquels participaient des critiques du Monde, des Cahiers du cinéma et même de Panorama-Cinéma (Maude, je t’ai reconnue). La loupe faisait aussi état de l’actualité cinématographique qui perdurait malgré la crise. Chaque jour, le documentariste F.B. guidait les membres vers différentes activités offertes en ligne. La plateforme Henri mise en place par la Cinémathèque française a ainsi eu droit à une belle visibilité. De plus, certains événements ont eu un impact sur le type de films échangés. Suite à l’entretien que Godard a étonnamment accordé sur Instagram, plusieurs requêtes ont été faites pour obtenir certaines de ses productions inédites en DVD. Mettre la main sur Comment ça va ? (1976) a été pour moi une grande joie.

Sur ce point, ma peur de manquer de films s’est complètement effacée. En jetant un coup d’œil aux titres sur mon disque dur, je constate que mes réserves dureront plusieurs mois. Je remarque également que plusieurs découvertes m’attendent. Les contraintes imposées par les administrateurs ont fait de la loupe le lieu de référence pour explorer les oubliettes de l’histoire du cinéma. On pouvait y dénicher ces œuvres malaimées, boudées par le marché de la vidéo ou encore perdues dans les limbes du droit d’auteur. De simples échanges de fichiers ont dévoilé un autre visage du septième art que celui imposé par les canons officiels. Ils ont surtout démontré que la cinéphilie réussit toujours à contrer le moindre obstacle. Les films survivent à travers ceux qui les regardent et les partagent. Tel que prévu, l’aventure de la loupe a pris fin le 11 mai 2020. Elle aura été le témoignage d’une passion qui se définit par le dynamisme d’une communauté enjouée.

…Et si quelqu’un possède Promises Written in Water, je suis toujours preneur.

N.d.A. : Le hasard a voulu qu’au moment où je finalisais cet article, j’apprenais que la loupe était de retour sur Facebook. Ainsi s’entame le nouveau chapitre d’une belle aventure cinéphilique.


27 mai 2020