Le cas Denis Côté
par Robert Lévesque
Un cas, Denis Côté ? Non, du moins pas dans le sens (politique, métaphysique, voire pathologique) que l’on sert aux Pasolini, Straub ou Syberberg, car le gars, Néo-Brunswickois d’origine brayonne, me semble sain de corps et d’esprit (mais qu’en sais-je ?), ses tatouages de bras et d’avant-bras n’ont rien de menaçant, son discours est clair comme de l’eau de roche et, franchement, lui connaît-on des défauts, des déviances, voire des vices ? Poser cette question, c’est y répondre (mais qu’est-ce que j’en sais ?). Denis Côté est un cas du fait de n’en être pas un, et d’être, en tout cas, un rare cas de figure de cinéaste en totale liberté, libre mais non déchaîné car c’est un young happy man, une école à lui tout seul, stoïcienne et fantasque, et dont les sept films (mais je n’ai pas encore vu Vic et Flo (qui, elles,) ont vu un ours) sont à la fois naïfs et astucieux, légers et accablants, flegmatiques et décalés.
Ainsi Curling, son cinquième film, qu’un public élargi (et sans doute ébahi, sinon ahuri) verra à Radio-Canada le 24 mars à 23 heures 25. Plus saugrenu, tu meurs. Un grain de sel. Un film délibérément mal à propos dans la cinématographie d’ensemble, un couac compact, quelque chose comme un gag ou un crime qui n’auraient pas de conclusion sans avoir eu d’amorce ou de mobile. Mais toute une tension. Un film suave à faire suer le cérébral et lancinant à lasser le lambin. Où l’on joue plus au bowling qu’au curling, d’ailleurs, où un divorcé et sa fille de 12 ans se couchent tôt, n’ont pas la télé et ne se parlent presque jamais, du moins ne s’avouent-ils pas être en train, chacun, de frôler la grande horreur, mais en gardant égoïstement pour eux leur épatement macabre, leur quant-à-soi d’asocial fini, tenant tête en tentant de ne pas perdre la face. Cap au pire.
C’est un film d’après Noël où les Fêtes n’ont pas eu lieu, même si le divorcé descend un soir du toit du bungalow un père Noël gonflable (que la gamine voit comme un monstre apparu à la fenêtre). Cette fillette aura d’autres horreurs à avaler, un massacre découvert au hasard d’une ballade en forêt (à la 28e minute d’un film sans action principale), un Katyn de la mafia sans doute, un règlement de comptes dont on ne saura strictement rien ; elle en garde le secret et retourne à l’occasion admirer le tableau, toucher le bras de l’une des victimes du bout d’un doigt et parfois dans la neige et sous les arbres nus prendre la pose de ces cadavres gelés, faire corps avec la mort.
Le père, lui, dont le boulot est de faire le ménage au bowling Kennedy et au motel Mistral, et à l’occasion se déguiser en quille géante qui n’amuse personne, pousse son dévouement jusqu’à faire disparaître un enfant trouvé mort le long de la route vicinale. Mais un soir, sent-il une fatigue, il a besoin de dégager, il a « un problème d’adulte » dit-il à sa fille qu’il n’a jamais voulu inscrire à l’école (parce que « toutes sortes de mondes y font toutes sortes de niaiseries »: version crue de Les enfants de Duras) ; il lui achète des provisions (dont un pot de sauce tomate au couvercle si fermement fermé qu’elle devra le casser au marteau, au diable les éclats de vitre) et il part avec l’auto et le coeur barbouillé… Et il revient, et lui et sa fille vont faire du toboggan… Fin du film.
Celui-ci, qui a obtenu en 2010 le Léopard d’argent de la meilleure réalisation à Locarno et y a valu à Emmanuel Bilodeau un prix d’interprétation, est une pure respiration cinématographique. Denis Côté, à 40 ans, aspire et expire le cinéma qui l’inspire. Ce n’est pas tant raconter qui l’intéresse, que tourner. Ce coup-ci, Curling, c’est un tournage en hiver. C’est du vent qui claque sur la route déserte où l’on voit de dos, tel Charlot et la gamine à la fin des Temps modernes, Jean-François et Julyvonne filer vers leur destin. C’est un gamin qui (peu importe qu’on le retrouve mort plus tard sans savoir pourquoi) tente paresseusement de construire un fort le matin en attendant le bus scolaire. C’est un flic qui sort de sa voiture pour pisser dans le froid. C’est un briquet orné d’un ours oublié sur le rebord extérieur d’une fenêtre de motel. C’est de l’inexpliqué sous zéro. C’est un cinéma gitan et glaçant.
Dans un entretien au blog Films du Québec lors de la sortie de Curling, Côté évoquait, « comme une étincelle » disait-il, la lecture d’un fait divers signalant la découverte de 12 cadavres dans un champ de maïs quelque part au Canada, puis il avouait avoir vu et revu deux films pour se mettre en état, avant d’écrire et de tourner : L’Esprit de la ruche de Victor Erice et La Nuit du chasseur de Charles Laughton. Deux films dans lesquels des enfants découvrent l’horreur dans des situations un peu en dehors du monde (fillettes confrontées à une apparition de Frankenstein chez Erice, un frère et une soeur fuyant un tueur chez Laughton). En véritable artiste qui vampirise, Côté fait son sang de celui des autres, ce qu’il fait ce n’est pas voler au sens de plagier, c’est voler au sens de planer, pour tourner…, faire son cinéma du cinéma tant aimé des autres, faire son métier par coeur et par amour, et, comme les amoureux, il s’aveugle et nous donne ce cinéma précieux, sincère, heureux et fou, mais libre…, et libre à vous de l’aimer. Nous ne serons pas des foules, nous qui l’aimons sans réserve depuis Les États nordiques, Nos vies privées, Elle veut le chaos, Carcasses, Curling, Bestiaire, et bientôt, dans un cinéma près de chez vous, ces Vic et Flo (qui) ont vu un ours (et en ont remporté un d’argent de la Berlinale).
La bande-annonce de Curling
21 mars 2013