Le documentaire en je
par Jacques Kermabon
Le documentaire n’est jamais aussi pertinent que lorsque, loin de feindre le ton objectif de celui qui délivre savoir et information, il revendique pleinement une subjectivité de toute façon inévitable. Trois films programmés pendant le Festival de Cannes 2013 à quelques jours d’intervalle l’ont rappelé avec éclat, confirmant aussi qu’il y a mille et une façons de dire « je » selon qu’on s’appelle Claude Lanzmann, Marcel Ophuls ou Rithy Panh, trois cinéastes dont les œuvres passées ont en commun l’exploration des pages parmi les plus douloureuses de l’histoire du vingtième siècle.
Le dernier des injustes, sorte de codicille à Shoah, exhume un long enregistrement que Lanzmann n’avait pas utilisé, mais seulement déposé à l’Holocauste Memorial Museum de Washington : sa rencontre à Rome en 1975 avec Benjamin Murmelstein, dernier – et seul survivant – des présidents du Conseil juif de Theresienstadt, nom germain de Terezín, petite ville de garnison située à une soixantaine de kilomètres au nord-ouest de Prague (1). Dans la fameuse étude que Hannah Arendt publia à la suite du procès d’Eichmann, la philosophe a des mots très durs à l’égard de ces conseils juifs (Judenräte) qui, de fait, coopérèrent avec les nazis, avançant même que, sans eux, même si le chaos avait été plus grand, le nombre des victimes exterminées aurait été moindre. Elle cite nommément le rabbin Benjamin Murmelstein, qualifié d’ancien associé juif à l’émigration auprès d’Eichmann lorsqu’ils étaient tous deux à Vienne. Même controversé, en particulier à travers sa formule, « l’indicible, l’impensable banalité du mal », l’ouvrage d’Arendt, publié en 1963 (1966 dans sa première traduction française), fait encore autorité quand Lanzmann réalise Shoah. Les nuances décisives qu’apporte le témoignage de Murmelstein n’y avaient sans doute pas leur place.
Lanzmann réalise son film au présent. Il se rend d’abord sur les lieux, en République tchèque, éveillant sur le quai d’une gare, dans les rues, le souvenir des événements qui s’y sont déroulés. Il se met en scène peinant à gravir l’escalier intérieur d’une bâtisse, suggérant ainsi physiquement, mutatis mutandis, les conditions pénibles de détention. Et il confronte ce présent à sa présence, plus de trente-cinq ans auparavant, face à Murmelstein, dont l’intelligence, l’humour, la sincérité, la culture s’imposent avec d’autant plus de force que ses propos ne relèvent en rien d’une plaidoirie. Le rabbin raconte raconte ce qu’il a fait, les contradictions insolubles dans lesquelles il se trouvait, l’autorité aussi dont il sut faire preuve et affine le portrait d’Eichmann, chargé des affaires juives au service de sécurité du parti nazi. Il explique qu’une bonne part de ses compétences dans la culture juive, Eichmann les devait aux rapports qu’il commandait à Murmelstein, alors grand rabbin de Vienne. Il insiste aussi sur la dimension vénale de ce nazi qui avait constitué une réserve d’argent personnel en ponctionnant les Juifs.
Lanzmann choisit de clore Le dernier des injustes sur un plan très éloquent. Marchant côte à côte, précédés de la caméra qui recule, Murmelstein et Lanzmann devisent jusqu’à ce que le réalisateur prenne son interlocuteur par l’épaule et lui fasse faire demi-tour. Ils continuent à bavarder comme de vieux complices, mais on ne les entend bientôt plus, la caméra est restée immobile tandis qu’ils s’éloignent vers l’arrière-plan dans un effet cinématographique en diable, signe de la confiance et de l’empathie que lui ont inspiré les propos du rabbin. L’inscrire aujourd’hui dans un film est une façon de lui rendre hommage et de réparer ce qui n’avait pas pu être fait dans Shoah (2).
Dans Un voyageur, la présence de Marcel Ophuls à l’image s’imposait puisque, selon le réalisateur, ce film est une réponse à l’angoisse de la page blanche qui le minait suite à la proposition qui lui fut faite d’écrire ses mémoires. Il se raconte donc, commençant par certaines scènes de ménage peu glorieuses, actuelles au moment du tournage, échangeant même à ce propos avec ses voisins du petit village des Pyrénées où il demeure. Il retourne sur les lieux où se sont déroulés les faits qu’il rapporte – Paris, la Suisse, un paquebot, New York… – , il y poursuit son récit, retrouve des personnes qu’il a connues. Avec une liberté insolente, il insère des photos, des dessins, des extraits de films de tout genre, ceux de son père, les siens, des classiques de Hollywood, quelques archives. Né en 1927, Marcel Ophuls a vécu sa jeunesse sous le signe de l’exil en compagnie d’un père illustre, contraint de quitter l’Allemagne nazie pour la France, puis la Suisse, Hollywood enfin. Au cœur de cette histoire tourmentée, son enfance fut privilégiée, même si la famille Ophuls connut des périodes de vaches maigres.
Le retour en France correspond assez vite au début de son activité professionnelle. On découvre son amitié avec François Truffaut, avec la femme de celui-ci, Madeleine Morgenstern, il évoque leurs souvenirs communs. Il va aussi revoir Jeanne Moreau qu’il dirigea dans son premier long métrage, Peau de banane (1963). Il fait ainsi feu de tout bois pour renouer les fils de son existence, maniant, avec le même bonheur, un sens de la chronologie et celui des associations, à l’image des tournoiements et des soubresauts de la mémoire. Devisant avec son vieux complice Frederick Wiseman, ils se moquent des exigences des décideurs cathodiques. Quand un projet les anime, l’un et l’autre, incapables de savoir où il va les emmener, demeurent dans l’incapacité d’écrire leur film, même s’il s’agit, comme c’est le cas ici pour Ophuls, de raconter sa vie.
À l’inverse, L’image manquante, dans lequel Rithy Panh raconte son enfance sous l’enfer khmer rouge, est très écrit et, plus encore que pour les films de Lanzmann et d’Ophuls, le mot « documentaire » se révèle bien étroit pour qualifier le travail de remémoration qui, ici, s’opère. Rithy Panh a par ailleurs couché sur le papier ce qu’il a vécu, les camps de travail, la lutte pour sa survie, l’arbitraire d’un pouvoir gouverné par la violence et les slogans, la mort de ses proches et de tant d’autres dont il fut le témoin de l’agonie (3). L’image manquante se donne comme la version cinématographique de cette plongée dans l’horreur et l’absurde. Mais comment restituer en images et en sons ce dont on a été la victime, le témoin et un des survivants ? Que montrer en regard du récit de Rithy Panh, porté par une voix masculine douce et neutre ? Il dit savoir que les Khmers ont filmé des exécutions, mais que, quand bien même il aurait ces documents, il ne les aurait pas montrés. On voit quelques photos anciennes et aussi des extraits d’actualités khmères, les dirigeants autour de Pol Pot, leur immuable sourire de satisfaction aux lèvres, obscène au regard de ce qu’ils ont fait subir à la population cambodgienne. La Révolution khmère n’a pas existé autrement que comme fiction, dans ces actualités de propagande qui mettent en scène un monde idéal et un avenir glorieux. Pour faire revivre le quotidien qu’il a vécu, ces images qui demeurent en lui, Rithy Panh a fait fabriquer des petites figurines en terre, peintes à la main, déposées dans des décors qui représentent les espaces, les personnes, les scènes que la voix évoque. La simplicité du procédé, tout à la fois évocatrice de soldats peuplant une enfance qu’il n’a pas eue et d’une tradition populaire bariolée, surprend au début mais, à l’arrivée, par la force suggestive qu’elle éveille en nous dans son association avec la voix, nous bouleverse.
Dans cette immersion dans le passé, le moi de Rithy Panh se révèle mouvant. La mort de sa mère, déjà évoquée dans son livre (4), se dit ici à la troisième personne : « La mère est transportée à l’hôpital. Elle y apprend que sa fille de seize ans est morte. Ici, chacun disparaît. Sans un mot, elle a caressé son front. Elle a enlevé les poux de son beau visage maigre. Puis, à son tour, elle s’est allongée sur les planches de bois ». Vers la fin du film, ce « je » du souvenir ironise sur le « je » de Rithy Panh, discoureur loquace et invité permanent des médias comme spécialiste des exactions des Khmers rouges.
C’est peut-être ce trait qui relie les films de ces trois réalisateurs, cette confrontation entre leur moi présent et celui du passé, Claude Lanzmann, qui se regarde face à Benjamin Murmelstein sous le soleil romain de 1975, Marcel Ophuls, frottant ses souvenirs à la mémoire des autres, Rithy Panh, au « je » dédoublé et non dupe des limites de toute représentation.
(1). Pour mémoire, ce camp de concentration, ce camp de transit avant les déportations vers les chambres à gaz, servait de vitrine pour les nazis. Ceux-ci y tournaient des films de propagande, censés louer les conditions de résidence de cette colonie juive modèle, rendues présentables à chaque visite de la Croix-Rouge.
(2). Dans le dossier de presse du film, Lanzmann précise : « La question des Conseils juifs, par tout ce qu’elle implique et met en jeu était très difficile mais aussi déjà présente dans Shoah. Le paradoxe est que j’aurais pu avoir un président de conseil vivant, Murmelstein, et que toute l’imprégnation tragique de Shoah m’a conduit à le remplacer par un président de conseil mort, Adam Czerniakow, de Varsovie qui s’est suicidé en juillet 1942, le premier jour des déportations pour Treblinka. Dans Shoah, c’est Raül Hilberg [auteur de La Destruction des Juifs d’Europe, faut-il le préciser] qui l’incarne, en commentant le journal tenu chaque jour par Czerniakow jusqu’à son suicide et dont il venait d’assurer la publication aux États-Unis, et de rédiger la préface. Hilberg, avant d’avoir lu sur mes conseils ce journal, était très violemment opposé à tous ces gens, à tous les notables juifs contraints de “collaborer” avec les Allemands. Alors, j’ai longuement discuté avec lui, je lui ai démontré que tous ces hommes étaient pris dans des contradictions sauvages et ne pouvaient pas agir autrement. Hilberg m’a donné raison, il a complètement changé et modifié son jugement sur eux. »
(3). Rithy Panh, avec Christophe Bataille, L’élimination, Grasset, 2012.
(4). Rithy Panh, op. cit., p. 182.
Texte paru originellement dans le numéro 164 de la revue 24 Images
Le dernier des injustes de Claude Lanzmann sera présenté au cinéma du Parc du 27 avril au 3 mai.
24 avril 2014