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Chroniques

Le lapin écorché

par Robert Lévesque

Rat de cinémathèque, rue d’Ulm, Polanski était dans ses années Langlois, années de vaches maigres, chambres de bonnes, les vécés au bout du couloir. Malgré le petit succès international de Le couteau dans l’eau, son premier long métrage au ton féroce et insolent écrit avec son compatriote Skolimowski et sorti en 1963 (tourné sur un yacht, le cocuage d’un bourgeois par un étudiant pris en stop ; sélectionné à Cannes, remarqué à Venise, nominé aux Oscars et coiffé au poteau par Huit et demi), le Polonais tentait en vain de tourner quelque chose à Paris (dont une adaptation de Naïves hirondelles de Dubillard avec la jeune Deneuve qui sortait de sous Les parapluies de Cherbourg et qui refusa – autre merveilleux film non tourné…). Avec son copain Gérard Brach, il débarquait alors à Londres en 1964 pour jauger les possibilités du côté des Anglais… Ils en trouvèrent dans l’industrie du sexe, chez Compton Films.

Compton Films, c’était en fait le Compton Group, deux types qui avaient achetés un vieux théâtre sur Old Compton Street, le Windmill (spécialisé depuis les années 30 dans la présentation de « tableaux vivants », autrement dits de filles nues qui ne bougeaient pas), pour en faire un club de cinéma (et non un ciné-club). Leur salle vaste et très fréquentée donnait dans le haut porno. Mais ces deux types aspiraient, comme on dit, à davantage de respectabilité… Et c’est là que Polanski et son pote arrivèrent à point ; on leur commanda un film d’horreur où bien entendu la fille, dans un moment fort, sera très effrayée et surtout à poil…

En 17 jours, de retour à Paris, Polanski et Brach jetèrent sur papier le scénario anglais de Repulsion. On connaît ce petit chef-d’œuvre : Carol, une manucure belge, vit chez sa sœur Helen à Londres et n’arrive pas à dormir quand celle-ci baise ardemment avec son homme, une sorte de Stanley Kowalski. Carol est une très jolie fille d’allure bien sage mais franchement elle est tout de même un peu bizarre, esseulée et schizophrène d’apparence sinon d’évidence… La frangine et son mâle filant soudain en Italie, Carol est laissée à elle-même dans l’appartement de Kensington Street (où tout le film se déroule, sauf une échappée extérieure où l’on verra Polanski jouer de la cuiller dans un orchestre de rue). Peu à peu, Carol va se déconnecter de la réalité, sa détérioration mentale s’aggravera de jour en jour, ses hallucinations lui feront prendre pour un fœtus le lapin écorché qui pourrit dans une assiette au frigo. Et les murs qui bougent, bonjour les grands dégâts. La voilà traquée quand elle croit apercevoir l’ombre d’un homme en ouvrant un placard, et lorsqu’un homme entrera réellement dans l’appart pour venir prendre de ses nouvelles, il en aura les dernières, des définitives…

Polanski (sans déshabiller la jeune Deneuve de 20 ans qui refusait la clause à poil de Compton, lui refilant un déshabillé illusoirement transparent qu’acceptèrent les types de la production, subjugués par l’aura cinématographique communicative de ce gaillard polonais de 32 ans) allait donc avec Repulsion, tourné en noir et blanc, explorer l’un des grands thèmes de son cinéma futur, la claustrophobie menant à la grande folie mentale. Phobie extrême qui sera, en 1968, celle de la parturiente Rosemary Woodhouse dans un appartement de New York (le Dakota où Lennon sera assassiné 12 ans plus tard, rebaptisé le Bramford), et, en 1976, celle du documentaliste polonais Trelkovsky (joué magistralement par lui-même) dans Le locataire, également écrit avec le copain Gérard Brach.

Pour donner de l’hallucinatoire et du surréalisme à son Repulsion, Polanski, avec le directeur artistique Seamus Flannery, mit au point une maquette de l’appartement de Kensington Street où les cloisons pouvaient se déplacer, s’allonger, où les murs étaient tapissés ici et là de feuilles de latex invisibles, louées dans une usine de préservatifs, pour que bras et mains de machinistes s’y glissent pour donner l’impression cauchemardesque que le mur est hanté et qu’il empoigne la manucure en panique finale. Tout cela était techniquement artisanal, réalisé quelques décennies avant les images de synthèse, mais cela donne une inquiétante ambiance, une atmosphère dérangeante, à ce film expressionniste qui, à mon avis, demeure l’un des meilleurs de ce drôle de zigoto sympa qu’est Roman Polanski (dont on attend toujours La Vénus à la fourrure et puis ensuite D, son film sur le capitaine Alfred Dreyfus).

On pourra, pour en augmenter le pouvoir d’envoûtement, visionner la version française de Répulsion sur Ciné Pop à une heure dix dans la nuit du 2 au 3 mai. Un conseil, veillez à ne pas avoir un lapin écorché au frigo.

 

La bande-annonce de Repulsion


1 mai 2014