Chroniques

Le Mépris a cinquante ans

par Robert Lévesque

Godard méprisait Le Mépris. Le roman de Moravia, s’entend. Pour lui, il s’agissait (comme il l’a écrit dans les Cahiers du cinéma à la sortie du film qu’il en tirait) « d’un vulgaire et joli roman de gare, plein de sentiments classiques et désuets ». Condescendant, il ajoutait « en dépit de la modernité des situations ». Pour conclure : « c’est avec ce genre de romans que l’on tourne souvent de beaux films »…

Le Mépris de Godard fut projeté en exclusivité parisienne dans cinq salles le 27 décembre 1963 et l’air de rien, entre ce récent Noël et son Nouvel an (quant à moi entre un bar du Chili grelots épinards et une pizza quattro formaggi), c’était donc, passant inaperçu, le 50e anniversaire du chef-d’œuvre de ce satané Suisse. Qui tient la route, le chef-d’œuvre. Et lui, qui a 34 ans de plus que son film, octogénaire aux aguets, mais l’air égaré (son Film socialisme n’a plus de sens ou trop de sens), ex contemporain capital célébré par Aragon, demeure tout de même une conscience du cinéma de par son existence même, son caractère et sa carrière, son statut, bref de par son œuvre dont Le Mépris restera l’un des grands films, un miracle du septième art qui fit qu’un joli roman de gare désuet devint un magnifique manifeste du cinéma  moderne toujours neuf. Ardent.

En fait, ce roman de Moravia (qui n’était pas de gare, n’en déplaise à JLG et à son ironie méchante) et ce cinéma de Godard (alors très clair et beau entre ses mains) se marièrent parfaitement dans Le Mépris. On savait Godard épris de littérature autant que trempé d’images, car aux Cahiers, tous ses textes étaient sur-parsemés de références aux grands écrivains (Platon, Laclos, La Bruyère, Bossuet, Goethe, Giraudoux, Diderot, Balzac, Proust, Joyce, Poe, Apollinaire, Queneau, Defoe, Simenon, tous les anciens et les modernes). Avec ce roman italien, qu’il respecta plus qu’il ne le prétendait, Godard écrivait à vue son cinéma, le cinéma, argumentant sur le cinéma, tel un écrivain qui jette sur papier le prurit de son génie littéraire.

Aragon, alors, dans Les Lettres françaises, sursautait d’admiration : « Je vais vous le dire. J’en ai vu un, de roman d’aujourd’hui. Au cinéma. Cela s’appelle Le Mépris, le romancier est un nommé Godard. L’écran français n’a rien eu de mieux depuis Renoir, quand Renoir était le romancier Renoir. Le voilà le génie ». Le vieux poète adoubait le jeune cinéaste et dès lors Godard, au plus fort courant de la Nouvelle vague, apparut comme l’artiste par excellence des années soixante. D’À bout de souffle à Week-end, ce cinéma qui mena à Mai 68. Et ensuite dans l’euphorie contestataire à un certain égarement vers l’est du cinéaste de Pierrot le Fou.

J’insisterai donc pour qu’on célèbre au moins ici ce cinquantenaire important, cette noce d’or du roman et du cinéma qu’est Le Mépris. Ce film majeur. Citant Brecht dès le générique et lue en voix-off par Fritz Lang, Godard faisait sienne la phrase du dramaturge en fuite de l’Allemagne et en allé à Hollywood qui évoquait au sujet du cinéma un marché où l’on vend des mensonges et où, plein d’espoir, le cinéaste (ou l’écrivain, le scénariste, Faulkner entre autres) se range à côté du marchand. Avec ce film, Godard assumait son fantasme hollywoodien (écrire son film et diriger la grande star du moment, en l’occurrence Bardot – dans Initiales BB, elle résuma ainsi leur première rencontre : « Il me pétrifiait. Je devais le terroriser ») et à la fois il attaquait et terrassait ce même fantasme en montrant la lutte constante et inégale (inhérente ?) entre l’art et le commerce, la création et la production, l’artiste et l’entreprise, en l’occurrence le scénariste et sa femme actrice se laissant séduire par Prokosch (Jack Palance) le producteur tout-puissant. Combat que le roman de Moravia orchestrait entre l’appât du gain et l’impératif artistique, sur fond de séduction et de mépris, la vie conjugale courant à l’échec.

C’était – d’où l’importance du film – la première fois que Godard parlait du monde du cinéma dans son cinéma. Si l’on veut, on pourrait dire que c’était sa Nuit américaine, mais la version politique au contraire de la version nostalgique de Truffaut (leur rupture professionnelle se fera d’ailleurs à cause de ce film doucereux et anti-godardien de celui qui fut pourtant son ami).

Placer Bardot, dite alors BB, au centre de son film, c’était ça aussi le coup de génie et le coup bas à l’industrie, car Godard au départ n’entendait pas déshabiller la BB tout en lui demandant de jouer son rôle de Camille à la Bardot, la filmant en Bardot parlant en Bardot (Antoine de Baecque dans sa biographie de Godard affirme que s’il ne resterait qu’un film de Bardot, ce serait celui-là), l’observant en tant qu’entité glamour et osant sans vergogne proposer aux producteurs un film intellectuel (ou, si l’on veut, antonionien) qu’ils jugèrent d’évidence commercialement insuffisant, entendons par là manquant de sexe…

Depuis les USA, le producteur Sam Levine exigea trois scènes mettant en évidence l’anatomie de Bardot. Il aurait dit quelque chose comme : on paye la Bardot, on veut voir son cul… (Entre nous, quelqu’un qui veut voir le cul de Bardot, ça nous reporte loin en arrière !) Grâce au génie retors de Godard, le rajout de charnel se glissa parfaitement dans la beauté du film, ça n’avait rien de la concession et du plaqué, et on a eu droit à cette scène suave où Bardot, nue comme un ver, étendue sur le ventre (comme chez Vadim), après avoir énuméré des parties de son corps, demande à Paul Javal son mari (Piccoli, parfait) : « Et mes fesses, tu les aimes mes fesses ? »

Pour la petite histoire : la terrasse sur laquelle Bardot est livrée à tous les regards, c’est celle de la superbe villa de Curzio Malaparte surplombant la Méditerranée près de Capri. Malaparte, mort en 1957, l’avait dans son testament remise à la République populaire de Chine qui s’en servait alors comme maison de repos pour ses intellectuels…

En janvier 2014, vive Le Mépris ! Qui aura eu plus qu’un temps…

 

La bande-annonce du Mépris


9 janvier 2014