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Chroniques

Le petit Robert du grand Morin

par Yves Rousseau et Georges Privet

VÉRITÉS ET MENSONGES D’UN DOCUMENTEUR

À l’occasion de la remise du prestigieux prix Albert Tessier 2013 à Robert Morin, nous republions ici ce ludique dictionnaire de son oeuvre, paru dans le numéro 102 de la revue 24 Images!

 

Comment se retrouver dans ce fabuleux bric-à-brac qu’est l’oeuvre inclassable de Robert Morin? D’ailleurs, pourquoi voudrait-on le faire quand l’un des plus grands plaisirs qu’on puisse y prendre est justement celui de s’y perdre? Peut-être pour apprécier l’étonnante cohérence et la surprenante rigueur qui se cachent sous son apparence brouillonne et son imagination délirante…

Du coup, la formule du dictionnaire nous a paru le mieux circonscrire l’ampleur thématique et la richesse quasi romanesque d’une oeuvre aux horizons apparemment limités et aux moyens pourtant modestes; pour essayer de trouver (comme Morin l’a fait si souvent avec ses sujets) la clé permettant d’ouvrir une partie d’un vaste monde secret; et pour saisir un peu mieux l’importance de certains des thèmes, images et obsessions d’un des artistes de l’audiovisuel les plus originaux de son époque… Petit dictionnaire d’un monde voisin, mais légèrement décalé du nôtre, dont l’ordre et le sens échappent habituellement aux mots.

ARMES

Comme la caméra, le gun ou la mitraillette sont les amplificateurs du discours de ceux qui n’ont pas accès au discours officiel. Dans Requiem pour un beau sans-coeur, lorsque Régis Savoie laisse un
moment le revolver, c’est pour empoigner une caméra vidéo et dicter son message au solliciteur général, censé ici représenter ce qu’on pourrait appeler le Pouvoir. Retourner la caméra contre soi équivaut à se braquer un revolver sur la tempe. Dans les deux cas on vise et on «shoote». Le narrateur du Voleur vit en enfer utilise aussi la caméra comme une arme, une forme de voyeurisme-exhibitionnisme actif qui est une constante chez les personnages de Morin. — Y.R.

BANLIEUE

On pourrait broder sur la banlieue comme étant le lieu du ban (au sens d’exil), où vont échouer les différents avatars du conformisme. Zone tampon entre les contrastes violents du centre-ville et la
sauvagerie de la grande nature (pas rousseauiste le Morin, voir Windigo ou La femme étrangère), la banlieue aspire au titre de lieu du centre. Cependant, comme le pissenlit est impossible à extirper, l’effet laminoir n’est pas totalement efficace. Il y aura toujours une grenouille pour troubler les eaux aseptisées de la piscine hots terre. Suffit qu’un corps étranger ou déviant surgisse pour faire craquer le vernis des apparences, tel le jeune trisomique de Tristesse modèle réduit. — Y.R.

CAMÉRA

Les personnages de Robert Morin finissent toujours par se «shooter». Qu’ils s’injectent de l’héroïne, se tirent une balle dans la tête ou filment l’histoire de leur vie, ils cherchent tous ultimement à fuir la
réalité qui les entoure et à redéfinir leur rapport au monde. Mais la caméra a un avantage sur l’arme et l’aiguille: elle permet de rester en contact avec le réel tout en le réinventant. D’ailleurs, pour les personnages de Morin, la caméra devient vite un outil d’exploration permanente: les protagonistes de Gus est encore dans l’armée, du Voleur vit en enfer et de Yes Sir! Madame… (pour ne
nommer que ceux-là) découvrent véritablement leur place dans l’univers en tournant leur caméra sur le monde qu’ils occupent. Généralement trouvée par hasard ou léguée par un parent, celle-ci devient vite l’outil d’un film dont on nous dit souvent qu’il a été découvert dans les ruines d’une maison abandonnée ou flottant à la dérive. Bref, un objet trouvé qui a permis à quelqu’un de se
découvrir, et qui a accouché d’un autre objet trouvé (le film) qui nous permettra peut-être de nous découvrir nous aussi… — G.P.

CHUTES

Le cinéma de Robert Morin est fait de chutes: qu’il s’agisse de celles que vivent ses personnages (qui n’en finissent plus de descendre, de tomber, de dévier…) ou de celles à partir desquelles il fabrique ses oeuvres (plusieurs de ses films ont été tournés avec des restes de pellicule, complétés avec des images prises sur le vif et pimentés d’extraits de scènes détournées de leur sens originel…) Filmant avec des bouts de ficelle des personnages qui perdent le fil de leur histoire, Morin est l’un des plus grands «récupérateurs» de l’audiovisuel mondial, une sorte de chineur de l’imaginaire, qui hante le dépotoir culturel de son époque et y trouve à la fois ses sujets (les laissés-pour-compte) et les moyens de son esthétique (celle de la «cour à scrap»). On pourrait même dire, en exagérant (mais à peine), que le cinéma de Morin part de la poubelle pour descendre aux enfers… — G.P.

DROGUE

Toute la panoplie est réquisitionnée: légales (alcool, télé, etc.) et illégales (coke, pot, héroïne, etc.). Sans les réduire à cette facette, on pourrait dire que les personnages sont souvent des polytoxicomanes comme les «chambreurs» de Quelques instants avant le Nouvel An, dans lequel la télé et la bière s’additionnent et s’annulent à la fois. Le cinéma lui-même peut être considéré comme une drogue. Comme il est difficile de vivre sans illusions, la liberté réside peut-être dans le choix de ses drogues et de leur effet. Si la télé se place décidément du côté des endormeurs de
révolte, bref du côté des narcotiques, un bon film, comme une bonne drogue, devrait donner des visions, stimuler, inspirer voire révolter. — Y.R.

FÉTICHISME

Qu’ils avalent des couteaux, soulèvent des haltères, se réfugient au sommet d’un poteau ou idolâtrent les chansons de Marcel Martel, les excentriques de Robert Morin entretiennent un rapport
privilégié avec les objets grâce auxquels ils tentent de modifiet leur rapport au monde. Leur attachement à ces fétiches n’a d’égal que celui du cinéaste pour les objets-symboles qui jalonnent son cinéma: miroir (symbole du dédoublement), grenouilles (mascotte du colonisé), télévision (moyen d’aliénation) et caméra (instrument d’exploration), auxquels s’ajoutent tous ces clins d’oeil, ces éléments récurrents et ces personnages que l’on retrouve brièvement d’une oeuvre à l’autre, comme si toutes les histoires qui peuplent la planète Morin se déroulaient simultanément; comme si elles n’étaient toutes que les différentes facettes d’une même réalité insaisissable dans son ensemble. Chez Morin, le fétiche est nécessaire car il donne un sens à l’univers, singularise l’individu et ouvre la
porte d’un monde secret. — G.P.

MARGINAUX

Détenus, bandits, évadés, junkies, Amérindiens, trisomiques, nains, insomniaques, danseuses de club, «chambreurs» en dérive, la liste est longue et ne doit pas faire croire que l’univers de Robert Morin se résume à un gigantesque freak show. Mais outre cette position excentrée, ces personnages ont autre chose de plus essentiel en commun. Morin en dit: «Je vois bien que les gens qui m’intéressent sont ceux qui vivent dans la conscience de leur anéantissement». Mais cette conscience est terriblement exigeante, pour ne pas dire impossible, d’où l’usage fréquent des psychotropes
et autre narcotiques. Les histoires de Morin sont souvent des chroniques de mort annoncée. Mais on ne disparaît pas si facilement ni si vite et en attendant, il faut bien faire quelque chose. En fait, le centre (tout comme le lieu du pouvoir en tant que tel, qui ne réside pas dans les parlements) n’existe à peu près pas dans l’oeuvre de Morin, sauf peut-être à l’état de fantasme, celui de la banlieue, et dans un discours médiatique méprisé par le cinéaste et ses personnages. Un peu comme pour ce mythique «véritable réel», le vrai centre ne serait peut-être qu’une chimère, une création des
agences de sondage et des médias? L’hypothèse vaut d’être considérée. — Y.R.

MÉDIAS

De tous les médias, la télé est l’instrument le plus omniprésent, le plus accessible. «Plus présente que ne l’étaient autrefois les crucifix», disait Morin dans le numéro 78 de 24 images. L’analogie religieuse en dit long. Le soin porté par Régis Savoie à la précision des détails les plus sordides (nombre de balles et à quel endroit elles ont troué la peau, cadeau au journaliste d’un scrap-book où sont consignés ses exploits) dans Requiem pour un beau sans-coeur relève davantage de la gestion de son image médiatique que du simple exhibitionnisme. Les médias les plus méprisés (journaux de type hebdo-photo-allô police, télévision populiste) sont les vecteurs d’une sorte de chanson de geste destinée à l’imaginaire populaire, qui tient lieu de mémoire collective. Les médias sont-ils en eux-mêmes un pouvoir ou le vecteur de figures du pouvoir, le canal et la forme par lesquels les symboles sont diffusés ? L’attrait de tel ou tel culte vient-il davantage de sa mise en scène particulière (une grande force du christianisme) ou de la foi pure et dure? — Y.R..

MÉTAMORPHOSES

Oeuvre contemplative sur les déceptions d’un culturiste, Ma richesse a causé mes privations (qui tire son titre des Métamorphoses d’Ovide!) montre bien la fascination de Morin pour les transformations de tout ordre, pour les gens qui veulent devenir quelqu’un d’autre et pour les êtres dont la différence (assumée ou non) est aussi inaltérable qu’évidente. Dans la mesure où il filme des transformations, Morin s’avère un conteur somme toute relativement classique, dont le sens de la consttuction narrative se conforme à plus de 2300 ans de tradition aristotélicienne. Là où Morin se distingue, c’est notamment dans la manière dont il embtasse complètement la transformation de ses personnages; dans sa façon de s’y identifier et de la compléter, puis de nous la tendre à la fois comme une caricature et un reflet de nos propres rêves. — G.P.

PHOTO

Morin étant venu à l’image mouvante après avoir touché à la peinture et à la photographie, on pourrait longuement s’attarder sur les liens entre ses oeuvres dans ces deux domaines et l’ensemble de son travail vidéo-cinématographique. Contentons-nous de dire que son oeuvre photographique (qui se mêlait parfois à la peinture, et avait souvent une connotation politique) annonçait déjà le ciné-vidéaste par son intérêt pour le social et son approche instantanée, par sa volonté de mêler les formes et par son aspect inclassable. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que lorsque Morin discute de son oeuvre hybride, il ne parle jamais de films et rarement de bandes mais presque toujours de «vues», tout simplement. Un terme qui décrit chez lui à la fois l’objet et ce qu’il donne à voir. — G.P.

REALITY-SHOW

Cette expression doublement paradoxale (car quoiqu’elle soit d’origine anglaise, elle est surtout utilisée en français…) suggère bien le flou — et le malaise — qui entoure une grande partie de l’oeuvre de Robert Morin. Car chez Morin, la «réalité» et le «show» sont non seulement indissociables mais intimement liés, puisque ce n’est qu’en les croisant qu’il peut vraiment fouiller la vie secrète (la seule
qui compte) de ses personnages. Empruntant au documentaire son apparence de réalité, et retenant de la fiction sa capacité à incarner nos émotions, Motin a créé un style où la réalité et le «show» s’éclairent et se confondent. De là sans doute le malaise qui gagne certains devant l’aspect inclassable des oeuvres de cet auteur qui abolit non seulement les distinctions habituelles entre les types de cinéma, les formats et les genres, mais qui refuse aussi obstinément de «faire écran» entre nous et les personnages qu’il nous montre; embrassant complètement leurs fantasmes, leur discours et leurs obsessions; plongeant avec eux jusqu’au fond de l’abysse où ils se sont perdus (ou trouvés?)… et d’où ils nous contemplent.— G.P.

SCHIZOPHRÉNIE

Clinique et évidente dans Yes Sir! Madame… (qui s’appelait originellement Double face!), la schizophrénie est le lot existentiel des personnages de Robert Morin, qu’il s’agisse de La femme étrangère, qui est tiraillée par les expériences qu’elle a connues dans les deux tribus où elle a vécu, ou des Indiens de Windigo, partagés entre leur culture et celle du peuple (lui-même passablement schizo) qui les a conquis. Hésitant constamment entre le français et l’anglais, entre la révolte et la dépendance, entre la quête de liberté et l’anéantissement, les personnages de Morin vivent dans un perpétuel entredeux que son oeuvre reflète tant par sa forme (mi-cinéma, mi-vidéo) que par ses modes de narration (qui multiplient souvent les points de vue conttadictoires sur une même action). Du reste, la schizophrénie est toujours, chez Morin, une réaction presque normale pour qui prend conscience de la complexité des choses. Mieux vaut l’assumer pleinement si l’on ne veut pas qu’elle nous
mène malgré nous à la folie (Le voleur vit en enfer), au suicide (Requiem pour un beau sans-coeur) ou au statut de mort-vivant (la petite vie de banlieue qui est — pour Morin — le pire des renoncements). — G.P.

VOYAGE

Qu’ils partent pour le Grand Nord (Windigo) ou qu’ils s’enferment dans une piquerie (Quiconque meurt, meurt à douleur), les personnages de Robert Morin entament toujours un voyage qui les
conduit au bout d’eux-mêmes. Chez lui, la quête extérieure se meut inévitablement en une quête intérieure, qui transforme les grands espaces en huis clos et le décor le plus anodin en un trou sans fond. D’ailleurs, le voyage physique n’est jamais, pour Morin, que l’amorce d’un périple mental, même lorsqu’il emprunte les apparences d’un road movie pour tourner en rond dans la tête d’un fou (Yes Sir! Madame...). Car où qu’ils aillent, ces personnages ne peuvent échapper à ce qu’ils sont: les ex-détenus de La réception portent leur véritable prison en eux; le colonisé de Yes Sir! Madame... charrie avec lui sa schizophrénie congénitale; et le personnage de La femme étrangère ne sera jamais chez lui où que ce soit. Chez Morin, le décor n’est finalement qu’un accessoire, le voyage qu’une errance, et la réalité qu’une illusion. Pour lui, il n’y a de vrai que les mensonges exposés par la chute, le destin révélé par la dérive et les vérités découvertes dans la descente. Un aller simple, qui ne l’esr jamais, et dont on revient rarement indemne. Bon voyage… — G.P.
 


28 octobre 2013