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Chroniques

Le signe de Zorro de Fred Niblo

par Louis-Jean Decazes

L’AFI Silver Theatre and Cultural Centre (Silver Spring, Maryland) est actuellement fermé. Chaque vendredi, depuis le 1er septembre – date de la fermeture de ses salles pour cause de deuxième vague – cette filiale de l’American Film Institue diffuse gratuitement, au moyen de sa Virtual Screening Room, des films rares, pour la plupart issus des collections de l’AFI Conservatory. Le 24 octobre dernier, on présentait, dans le cadre d’une retransmission en direct, une copie restaurée du Signe de Zorro (The Mark of Zorro, 1920), accompagné par une improvisation au piano de Ben Model. Signé par Fred Niblo (à qui l’on doit notamment Blood and Sand et le premier Ben-Hur), il constitue la première adaptation cinématographique du court roman de littérature « pulp » de Johnston McCulley, Le Fléau de Capistrano (The Curse of Capistrano, 1919), dans lequel le désormais célèbre justicier masqué apparaît pour la première fois.

Au même titre que Scaramouche de Rex Ingram (1923) et Le Miracle des loups de Raymond Bernard (1924), Le Signe de Zorro fait partie de cette série de films à grand succès qui donnèrent au film de cape et d’épée ses lettres de noblesse. C’est également le film qui permit à son acteur, Douglas Fairbanks, de polir son image de héros romantique1. On y trouve tous les ingrédients du succès de ses films à venir : figure du brigand se dressant contre l’injustice, combats chorégraphiés, prouesses acrobatiques défiant les lois de la gravité, romanesque à tous les étages et charisme affirmé dans la gestuelle. On n’y trouve pas par contre ce qui alourdira ses œuvres les plus tardives : surabondance de bons sentiments, romantisme échevelé et redondance des intrigues2Le Signe de Zorro s’impose comme un grand spectacle populaire, ambitieux, épique, et profondément exaltant. Sa narration, riche en péripéties, et sa mise en scène, soucieuse de clarté et de vérité historique (méticulosité des décors et costumes comme gage d’authenticité), retracent les aventures de Zorro par le menu, passant ensuite plus rapidement – on peut s’en réjouir ! – sur ses déboires sentimentaux.

D’une manière analogue, Fairbanks et Niblo mettent à profit leur expérience respective du théâtre : sens du « coup de théâtre », structure en cinq actes et jeu dramatique affirmé. Cette omniprésence d’éléments qui nous ramènent à l’influence théâtrale n’occulte pas toutefois ce qu’il y a de purement et proprement cinématographique : en témoigne l’utilisation astucieuse de l’éclairage dans les scènes nocturnes, permettant un clair-obscur par ailleurs peu courant dans le cinéma hollywoodien des années 1920 (exception faite pour DeMille et Tourneur).

Bien que conservant la trame originelle du roman, Fairbanks ne manque pas de s’approprier le personnage, notamment en lui attribuant ses fameux accessoires qui n’apparaissent pas dans le texte original : la « cape Zorro », le sombrero dit « cordobés », le loup de velours couvrant la partie supérieure du visage, sans oublier la marque « Z » signée sur ses victimes à la pointe de l’épée (le film eut un tel retentissement que McCulley alla jusqu’à introduire ces symboles devenus mythiques dans les épisodes suivants). Fairbanks, avec son visage noble et son sourire ravageur, parvient admirablement à rendre compte de la nature duelle de son personnage, étudiant a priori inoffensif le jour, voyou de grand chemin la nuit. Le ton de son jeu frappe par la pompe chevaleresque, cousue d’une pittoresque théâtralité, combinant un athlétisme naturel – la légende veut qu’il effectua lui-même ses propres cascades, sans l’aide d’une doublure – et un optimisme communicatif. S’ajoute à cela une touche d’autodérision, caractéristique du style d’humour qu’on lui connaît. Son éclat, sa jeunesse et sa vitalité se ressentent encore sur ces images qui ont désormais cent ans.

Enfin, il serait dommage de ne pas accorder attention au sous-texte selon lequel Fairbanks et Niblo s’alignent sur la figure de Zorro l’immigré, né en Californie espagnole mais élevé en Espagne, pour faire de lui une sorte de mythe de fondation, susceptible d’éveiller chez ses contemporains un sentiment d’appartenance nationale. Si l’on garde à l’esprit que Zorro est au départ une transposition exagérée d’un personnage réel, José Maria Avila, un habitant de Californie – vivant au temps où celle-ci était encore sous protectorat espagnol – dont les pratiques étaient plus que semblables à celles du personnage dont il est inspiré, le Zorro de Fairbanks est à voir comme l’allégorie d’une « nouvelle société » naissante, laissant derrière elle un « vieux monde » colonial, suite à l’annexion de la Californie aux États-Unis. Ainsi, Zorro se veut le représentant de l’émergence de cette « Californie moderne » en quête de repères pour construire son identité.

Vous l’aurez compris, si vous ne devez voir qu’un seul film de cape et d’épée muet, choisissez un Allan Dwan majeur (Robin des Bois ou Le Masque de fer), mais si vous avez le goût d’en voir un deuxième, choisissez donc un Fred Niblo !

The Mark of Zorro est disponible sur le site de l’AFI Silver Theatre jusqu’à la réouverture de ses salles et sur Kanopy pour les abonné.es de la BANQ. Pour qui aimerait en savoir davantage sur Douglas Fairbanks, l’historien Kevin Brownlow lui consacre quelques minutes des deux premiers épisodes de sa série Hollywood: A Celebration of the American Silent Film. Ils sont accessibles sur YouTube.

1 Une image qu’il portera à son apogée dans The Thief of Bagdad de Raoul Walsh (1924) et The Black Pirate d’Albert Parker (1926), après l’avoir développée dans l’inénarrable When the Clouds Roll By de Victor Fleming (1919).

2 Comme en témoigne ce très médiocre The Gaucho de F. Richard Jones (1927).

 

 


30 octobre 2020