Chroniques

L’éblouissement de la vie

par Gérard Grugeau

Cézanne refusait l’immobilité.
Il chargeait d’énergie tout geste, toute forme.

— Journal de Carolee Schneemann

Consacré à l’artiste plasticienne américaine Carolee Schneemann, Breaking the Frame de Marielle Nitoslawska est à l’image de sa source d’inspiration : une œuvre foisonnante et débridée, en quête d’un centre de gravité sans cesse en mouvement. Le film qui tient des audaces d’un cinéma intégral, avec ses formes en crise, ses textures hybrides, se clôt sur la série Infinity Kisses. Face aux murs à la blancheur immaculée, on y voit l’artiste, fébrile, réfléchir à l’ordre d’accrochage de ses photographies grand format. Comment concilier l’intérieur et l’extérieur, les rythmes et les proportions des formes pour faire en sorte que les images « collent ensemble. » Devant ce mystère « inexplicable » de l’entre-deux, Carolee Schneemann semble s’incliner humblement, se fiant à sa seule intuition. Sans doute parce qu’elle sait que son œuvre a fleuri à l’ombre des énigmes de la création comme un magma proliférant de tissus vivants, de matières organiques qui s’interpénètrent et se contaminent. En osmose avec celle dont elle se propose de retracer le parcours, Marielle Nitoslawska s’empare de l’outil cinématographique avec les mêmes exigences et les mêmes questionnements : comment passer d’un plan à l’autre, comment créer des rapports nouveaux entre les images et les sons pour que « tout se fortifie en se transplantant », comme aimait à le dire Robert Bresson (1). En abordant une œuvre aussi riche et féconde, la cinéaste risquait la dévoration. Breaking the Frame réussit plutôt une sorte de fusion du cinéma absolu et des arts visuels, célébrant voluptueusement leurs noces dionysiaques dans l’éblouissement de la vie.

Retracer le parcours de Carolee Schneemann tenait de la gageure, tant l’artiste multidisciplinaire a touché à tout avec appétence, accouchant d’un corpus d’œuvres aussi prolifiques que marquantes. Rares en effet sont les créateurs – surtout les créatrices – qui ont autant cherché à décloisonner les arts en explorant avec une même ferveur aussi bien la photographie que le cinéma expérimental (2) (elle était l’amie de Stan Brackage, qui l’a filmée notamment dans Cat’s Cradle et devait reconnaître très tard son influence), la danse (elle faisait partie du Judson Dance Theater) que la performance, la peinture que les installations en tous genres. Ce travail acharné sur tous les fronts est à l’image des carnets intimes de l’artiste collectionneuse (50 ans d’un journal quotidien) à partir desquels le film se structure : une forêt de signes impétueuse occupant tout l’espace de la page blanche. Y est évoqué, entre autres, le premier contact avec les arts dans un musée de Philadelphie, alors qu’un professeur jette en l’air une boule de papiers coupés en morceaux pour tester l’œil des visiteurs. Déjà chez la petite fille de 11 ans : la préscience des rythmes et des liens entre les parties, l’attrait pour le collage, le montage et « le mouvement continu des morceaux associés ». Belle métaphore du cinéma en soi pour Marielle Nitoslawska qui, elle aussi, inscrit son travail « là où le cadre se brise », là où les fractures génèrent les étincelles d’un art en quête de vérité.

Cette vérité chez Carolee Schneemann vient avant tout du corps et de l’énergie qui commande le geste. Une énergie au féminin ardemment revendiquée par une artiste qui, malgré l’effervescence libératrice des années 1960 (elle se réclame à la fois de Wilhelm Reich, Simone de Beauvoir et Antonin Artaud), se sentait toujours « l’invitée dans la maison de la culture masculine ». Créant littéralement « l’image de sa chair » qu’elle met en scène dans diverses performances (Eye Body), Schneemann puise alors à la source d’une énergie féminine primitive. Cette réappropriation du corps des femmes et de leur sexualité sera au cœur de la révolution féministe à laquelle ont amplement contribué de nombreuses artistes de l’avant-garde. Proche de cette communauté d’esprit, Marielle Nitoslawska rend volontiers hommage à cet héritage précieux et à cette période faste de la carrière de Schneemann qui la mènera notamment en Europe (Meat Joy et son subversif rituel érotique). Par un montage jouant du clignotement d’images et pulsé par les somptueuses harmonies musicales de Jim Tenney, le compagnon d’autrefois, Breaking the Frame nous entraine à maintes reprises dans un maelstrom de visions aussi provocantes que fortes. Comme pour Interior Scroll où l’artiste se représente nue avec un rouleau émergeant de son vagin, image scandaleuse pour l’époque où s’exprimait alors sans détour le pouvoir de nommer un savoir féminin archaïque, associé à la nature.

De fait, ce savoir lié à la nature anime totalement la vision du monde de Carolee Schneemann, une vision transgressive avant tout nourrie par le désir qui entend honorer tout ce qui est instable, erratique, insaisissable. Liée à l’enfance (et au père, médecin de campagne), la nature menace toujours ici de disparaître, de s’évanouir, d’où son omniprésence chez l’artiste qui tente de capter l’essence d’une forme de panthéisme où tout serait dans tout. Il y a là l’expression d’une sorte de « vitalité sacrée » où matière et esprit seraient réconciliés dans l’accomplissement de l’expérience. Pour en rendre compte, il fallait un sens du montage à la musicalité assurée et une conscience aigüe du temps que traduit notamment le coulissement d’images. Breaking the Frame privilégie cette circulation vivifiante des énergies en s’appuyant sur plusieurs motifs récurrents (la maison-corps comme entité vivante, le train, l’eau, la neige, la présence de la végétation, des éléments et des animaux) qui constituent autant de points de passage entre la vie et l’œuvre. S’enivrant des lumières, des ombres et des couleurs d’où émerge le geste créateur, le cinéma ménage ainsi « des entrées et des sorties inattendues » avec les réalisations de celle pour qui la forme est avant tout émotion. Comme dans Adieu au langage de Godard, l’animal (ici, la chatte Kitsch et son « regard impudique » à l’origine du film Fuses sur « la complexité des corps amoureux ») est l’intercesseur entre l’homme et la nature, celui qui assure le passage entre le monde des vivants et celui des morts. Quand Jim Tenney, avec qui elle aura gardé des liens, est atteint d’un cancer, Carolee Schneemann tentera en vain par son travail « d’ériger des barrières visuelles » (Jim’s Lungs) pour repousser la maladie. Au moment où la mort s’invitera, l’artiste évoquera l’envol d’un grand héron bleu donnant lieu dans le film à une séquence d’une belle amplitude tant visuelle que sonore. Intérieur et extérieur : l’oreille vers le dedans, l’œil vers le dehors, encore un enseignement de Bresson. Riche de l’exploration de phénomènes rythmiques complexes qui font écho à l’orgie des images, les plages musicales de Jim Tenney contribuent à renforcer et unifier les territoires éclectiques que Breaking the Frame organise à partir de la production éclatée de celle qui voit aussi dans ses nombreuses créations le manque à combler d’une maternité contrariée.

Dans les choix effectués parmi cette orgie d’images et d’expériences, Marielle Nitoslawska n’omet pas la jonction entre l’art et le politique, si prégnante dans l’Amérique des années 1960 et 1970. Comme Patti Smith relatant dans son livre Just Kids les liens créatifs qui l’unissaient au photographe Robert Mapplethorpe, la cinéaste fait revivre l’insolence d’une génération sensible à la lutte pour les droits civiques et unie contre la guerre dans un New York ouvert aux grandes révolutions esthétiques. Plusieurs œuvres de Schneemann entrevues à l’écran dénoncent avec rage les « compulsions génocidaires » des interventions américaines au Vietnam, en Yougoslavie ou en Irak (Devour, Snows). Une longue séquence tout en tension vient saisir par ailleurs l’agitation de l’artiste alors qu’elle juxtapose de longues bandes figurant les façades du World Trade Center sur lesquelles se profilent les silhouettes d’hommes tombant dans le vide : images manquantes du 11 septembre 2001, trou noir d’une représentation tronquée que l’artiste réactualise pour faire barrage à la barbarie du siècle. À côté de ces images au contenu explicite, d’autres installations émergent d’un imaginaire aussi mystérieux que spectaculaire comme dans S.N.A.F.U (créé au studio de Montréal) qui, avec ses couches de tissus et ses robes de baptême suspendues, fait écho à la Seconde Guerre mondiale. Sur un ton plus fantaisiste, Schneemann explore également la guerre des sexes dans ABC, We Print Anything in the Cards que Marielle Nitoslawska traite comme un roman éclaté se refermant sur la boite de ses intrigues amusées.

Œuvre polyphonique fouettée par l’énergie tellurique de son modèle, Breaking the Frame refuse l’hégémonie du narratif tout en recourant à une forme de journal où les voix s’entrecroisent. Avec sa multitude de supports, le film déploie ses segments fragmentés et texturés en un tout organique et harmonieux où se créent des rapports inusités. Ce faisant, campé à la lisière du visible et de l’invisible, le chant poétique de Marielle Nitoslawska dynamite le cinéma pour renouveler l’esprit de la vie et en épouser le mouvement mystérieux toujours en devenir.

(1). Robert Bresson dans Notes sur le cinématographe, Folio Gallimard, 1975, p. 107.
(2). Voir l’article d’André Roy dans 24 images n° 166, p. 64.

 

Ce texte accompagnant la diffusion sur DVD de Breaking the Frame par la revue 24 Images a été publié dans le numéro 169.

Breaking the Frame sera présenté à la Cinémathèque samedi et dimanche 1er et 2 novembre prochains.

 


30 octobre 2014