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Chroniques

L’envoûtement

par Robert Lévesque

Je me souviens d’avoir vu L’année dernière à Marienbad à la télévision quelque part dans les années 1960, non pas quelque part, en fait, car tout, sauf la date, m’est resté de cette soirée-là ;  j’étais chez un camarade et nous avions regardé le film de Resnais au salon en compagnie de sa mère, une femme assez grosse qui m’impressionnait et que j’avais toujours vue en robe de chambre et en pantoufles (parfois avec des bas dépareillés), car elle ne sortait jamais de chez elle ou alors, si elle le faisait, c’était un événement. La casanière était une femme de culture, car, à cette époque, la radio CJBR (dont son frère était le directeur) et la télévision de Radio-Canada aidaient amplement à nourrir le désir de connaissance, de réflexion et d’art…

Mon ami et moi, férus de lectures et je dirais même de littérature, nous étions à vingt ans le public idéal pour un tel film. Nous lisions autant Kleist que les Duras et compagnie, le Nouveau Roman et la Nouvelle Vague avaient trouvé en nous leurs plus ardents Rimouskois. Alors, vous vous imaginez bien que ce soir-là, c’était un dimanche, le traditionnel soir de ciné-club, nous étions fins prêts, lumières éteintes, yeux grand ouverts. Nous étions au début mai : c’était presque l’été, comme le disait au mitan du film le personnage X au personnage A comme pour nous subjuguer plus encore. Car nous étions envoûtés par ce film. Nous étions dans ce film. Dans cet hôtel sombre et somptueux.

Tout nous enchantait : ces travellings constants à travers les salons, les galeries, les corridors et les couloirs, ces enfilades de portes et ces contre-plongées vers les plafonds, les lambris, les lustres, le stuc rococo et les palmiers en pots, l’orgie ornementale baroque d’un château allemand transformé en hôtel où une société fringuée se languissait en jouant aux cartes, aux dames, aux dominos et au fameux truc des allumettes (jeu que l’on allait adopter : celui qui ramasse la dernière allumette perd); puis le texte en voix-off parfois chuchoté ou prononcé d’un ton monocorde, c’était du pur Robbe-Grillet (on l’aimait, alors, le Robbe-Grillet des Gommes et de La Jalousie…, c’est ensuite que ça se gâta, il se fit  académicien… mais ne nous embarquons pas là-dedans, car j’ai un peu d’estime amicale pour Dany Laferrière…) où un homme (X) tente de convaincre une femme (A) qu’il l’a déjà rencontrée, peut-être était-ce l’année dernière à Marienbad, peut-être ailleurs…? ; et puis évidemment Delphine Seyrig, la voix ensorcelante et violoncelliste de  Delphine Seyrig que l’on découvrait (Resnais l’avait repérée au théâtre dans une pièce d’Ibsen) et que je n’allais jamais plus oublier, l’aimer comme on aime une musique de maître ancien et dont j’allais en 1990, comme Luce Guilbeault qui l’aimait tant et m’en parla parfois, pleurer la mort. Cette actrice née à Beyrouth est demeurée à nulle autre pareille.

Pauline Kael détesta ce film. Ce qui ne m’empêchait pas d’aimer Pauline Kael. Cet impeccable formalisme et cet improbable scénario, ces personnages circulant sans cesse ni but et s’exprimant hors de toute profondeur psychologique, ces haies de visages, ces ombres sans individualités dont les voix étaient les seules forces agissantes, les forces de l’Inconnu, tout ça pouvait bien sûr agacer ceux qui demandent au cinéma une bonne histoire, une bonne histoire, une bonne histoire. Moi, j’avais ce soir-là, devant L’année dernière à Marienbad, le même sentiment de plénitude, puis d’abandon, que je pouvais avoir et que j’ai toujours devant un objet d’art, un roman de Gracq, un tableau de Bacon, une photo de Cartier-Bresson, une mise en scène de Chéreau (son Elektra d’Aix-en-Provence vue en captation par ARTE est d’une splendeur sidérante), le jeu d’un pianiste inspiré, Callas en Norma chantant Casta Diva, un film littéraire et intellectuel, un Straub sec, un Syberberg délirant, un David Lynch incompréhensible, toutes ces écritures libres qui échappent au langage convenu, prescrit et admis dans l’industrie de la production officielle, fut-elle talentueuse (ou talent-tueuse…).

Un peu inquiet tout de même, un brin anxieux, j’ai décidé la semaine dernière de revoir sur DVD ce film de Resnais, sorti en 1961 (Leone d’oro à Venise). Allais-je trouver insupportable ce qui m’avait tant séduit à 20 ans ? Pauline Kael avait-elle raison ? Il y a des dangers à revisiter le répertoire, comme à relire un roman qui vous a troublé adolescent ou jeune homme. Eh bien, la vivacité d’enchantement plus lente et le quant-à-soi solidifié avec l’âge, je peux vous garantir (en autant que vous me faites confiance en ces matières) que L’année dernière à Marienbad est et demeure un pur chef-d’œuvre de l’art cinématographique, une pierre précieuse, il occupe une place centrale dans l’histoire du cinéma par son imbrication parfaite entre audace et littérature, entre le texte et l’image, la voix et le mouvement, il est en cela l’exemple même du film d’auteur (et ils étaient deux, Robbe-Grillet et Resnais accordés), un objet d’art à la fois précieux et radical, puissant et épuré, mystérieux et maîtrisé. Ce texte sur le souvenir incertain ou improbable d’une rencontre servant à merveille de prétexte au travail d’écriture du cinéma, un travail qui à son meilleur relève de la poésie. Et la voix de Delphine Seyrig me hante à nouveau, encore.

(J’avais oublié que la scène d’une pièce de théâtre à laquelle les clients de cet hôtel assistent était tirée d’une œuvre d’Ibsen ; à l’entrée du salon, on aperçoit au gré d’un travelling une affichette annonçant une représentation de Rosmer ; je pense qu’il s’agissait de Rosmersholm. Était-ce cet Ibsen qu’avait joué Delphine Seyrig lorsque Resnais la découvrit au théâtre ? Resnais qui, selon Robbe-Grillet, disait qu’il ne cherchait pas une actrice pour Marienbad, mais un film pour Seyrig…).

Vous jugerez par vous-même le 20 janvier à 21 heures à l’essentielle chaîne ontarienne TFO. Là où la formule du ciné-club, abandonnée depuis des lustres par notre exécrable télévision publique québécoise (descendue au degré Véro de la culture), est quotidienne.

 

La bande-annonce de L’Année dernière à Marienbad


15 janvier 2014