Leopoldo Fregoli, l’illusionniste fin de siècle
par Louis-Jean Decazes
Le ventriloque et transformiste italien Leopoldo Fregoli a tourné une trentaine de scènes comiques à la fin du XIXe siècle. Vingt-huit d’entre elles ont rejoint les collections de la Cineteca Nazionale de Rome en 1953, après que l’académicien Mario Verdone ait acquis les négatifs originaux nitrates chez un collectionneur privé. Ces rouleaux de 15 à 20 mètres de pellicule 35mm à perforations Lumière ont fait l’objet de tirages sur des supports de sécurité en 1995, suite au lancement du « Plan nitrate ». Les travaux de restauration ont été confiés aux Archives françaises du film de Bois-d’Arcy. Faute de toute possible exhaustivité, en deuil même de quelques films impropres à la mise en ligne, le Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC) offre quelques-unes de ces perles rares en visionnage libre sur son site web. Ce corpus de films des premiers temps regroupe treize titres recensés dans l’essai de reconstitution du « catalogue Fregoli » initié par l’historien du cinéma Adriano Aprà.
Cette compilation met en lumière les temps forts de la courte période d’expérimentations (1897-1899) de l’artiste. Sans souci d’exactitude historique, les films sont rassemblés en une sélection abstraite pour témoigner de l’étendue de son talent de transformiste et de son goût du burlesque. On y trouve notamment Fregoli transformista (1899), dans lequel l’homme change sept fois de costumes en moins d’une minute, ou encore Maestri di musica (1899), où il incarne une variété de compositeurs célèbres (Verdi, Wagner, Rossini, et d’autres)1. On n’y trouve pas par contre les captations de ses spectacles par Robert W. Paul qui, à l’occasion d’une représentation à l’Alhambra de Paris, enregistra un numéro plus ou moins similaire à celui effectué dans Maestri. On n’y trouve pas non plus L’Homme-protée de Georges Méliès (1899), dans lequel Fregoli campe pas moins de vingt personnages différents. Ni même les deux vues qu’il tourne en 1897 à la demande des frères Lumière : Partie de cartes et Danse serpentine [I], dans lequel, travesti en danseuse, il recrée la chorégraphie popularisée par Loïe Fuller. Encore moins les deux tableaux inspirés de l’opéra-comique La Poupée, dont il est le protagoniste.
Le génie créateur de Fregoli continue d’inspirer des artistes contemporains. En Italie, son style de performance est adopté par exemple par l’illusionniste Arturo Brachetti. Il donnera également son nom à un trouble psychiatrique appelé le « syndrome de Fregoli », un délire chronique de nature paranoïaque affectant un sujet persuadé d’être poursuivi par une personne déguisée et changeant régulièrement d’apparence.
Petit, le jeune Leopoldo possède un réel talent pour le pastiche, et manifeste une aptitude remarquable à grimer son visage en celui de personnages publics ou à prendre la voix de ses parents. Alors spécialisé dans l’imitation de personnalités politiques, il laisse ses camarades de classe pantois le jour où il simule un procès entier, jouant à la fois l’accusé, les avocats, le juge, le procureur et les jurés. Il est déjà un homme de scène immensément populaire lorsqu’il acquiert un Cinématographe auprès d’Auguste Lumière lors d’un passage à Lyon. Il en change le mécanisme et le baptise Frégoliographe. Cette bonne affaire lui assure un franc succès dans son théâtre où il intègre des projections sur grand écran à ses spectacles vivants ; il projette entre certains numéros des images des coulisses, permettant au public de se rendre compte de la rapidité de ses changements de costumes (voir Fregoli retroscena 2).
Les premiers tableaux de Fregoli sont conçus comme de simples captations de ses prestations scéniques. Cependant, on a tôt fait d’émettre l’hypothèse qu’il envisageait la « machine caméra » comme un simple outil d’enregistrement, un moyen de diffuser le plus largement possible ses numéros d’illusion, pensés et enregistrés en amont. Si l’on prête attention aux « bandes Fregoli » produites après 1897, force est d’admettre qu’elles s’inscrivent dans la droite ligne de celles réalisées par Georges Méliès au sein d’une perspective intermédiale. En d’autres termes, il serait facile de réduire les vues animées de Fregoli (mais cela s’applique tout autant à celles d’Edison ou de Méliès) au strict état de théâtre filmé, ou d’affirmer que les pratiques des premiers cinématographistes ne sont que les résidus de différentes séries culturelles.
Fregoli décide dès 1898 d’exploiter certaines possibilités de l’expression filmique, et de faire de ce trucage, l’arrêt de caméra2, son fonds de commerce et sa principale source d’inspiration3. Les scènes à trucs étant caractéristiques de la « cinématographie-attraction », elles ont intéressé beaucoup de cinématographistes européens et américains, dont Fregoli, qui a livré aux amateurs de cinéma des premiers temps un exemple éloquent de combinaison d’astuces de cinéma et de théâtre. Cet alliage de trucs nous fait croire qu’il pratiquait dans ses films un certain art du réemploi de trucages théâtraux, dans l’optique d’établir une complicité avec son public, et que celui-ci puisse tirer son agrément de l’identification et de la remémoration de ces effets d’optique. Héritier de procédés « mélièsiens », Fregoli développe ainsi son goût pour les innovations techniques.
D’une manière analogue, on peut être tenté de saisir les liens entre théâtre et cinématographe, deux disciplines qu’il serait simpliste de mettre en concurrence. Y a-t-il une étanchéité totale entre les deux ? Le regain de popularité que connaissent les films des premiers temps et les diverses recherches menées sur le sujet suggèrent que leur étude a évolué et qu’on se concentre désormais sur l’intrication entre les deux pratiques et moins sur leur opposition. Ces bandes questionnent ainsi un ensemble d’apparentes dichotomies. Or, ces oppositions sont nuancées au fil des films et Fregoli semble vouloir montrer que ce qui s’oppose en apparence s’interpénètre en réalité le plus souvent. Ce qui conduit naturellement à s’interroger sur la place qu’occupent les deux arts dans l’histoire des premiers temps du cinéma : leurs rapports étaient-ils toujours conflictuels ? Il suffit de songer au fait que les vues animées, qui permettaient la figuration d’effets irréalisables sur scène, étaient intégrées au sein de mises en scène de théâtre, pour comprendre que la réponse n’est pas aussi simple.
Ces films documentent également une période de l’histoire du cinéma, celle de l’émergence du médium, haute en couleurs, où les lieux culturels contribuaient à créer du lien social. Ils l’ont toujours fait, mais en ces temps de confinement, l’idée même de célébration collective devient obsolète. Heureusement, ces bienheureses initiatives sont là pour nous rappeler l’importance de la salle de spectacle.
1 Certaines sources affirment que quelques-uns de ces tableaux furent tournés par Luca Comerio.
2 Cette technique consiste à changer la position des acteurs ou des objets entre deux prises de vues filmées selon un même cadrage. Leur mise à bout donne l’illusion de l’apparition ou de la disparition miraculeuse d’un personnage ou d’un objet. Cet exploit de scène fut popularisé par Escamotage d’une dame au théâtre Robert-Houdin, réalisé en 1896 par Georges Méliès.
3 La paternité de ce procédé a parfois été attribuée à Georges Méliès, qui en fit abondamment usage, mais sa première utilisation est faite par deux collaborateurs de Thomas Edison, William Heise et Alfred Clark, pour une scène de décapitation dans un film intitulé The Execution of Mary, Queen of Scots (1895).
17 décembre 2020