L’érotique des armes
par Céline Gobert
Dans The Bling Ring, d’un côté, on est à L.A, il y a le luxe, le soleil, Facebook, l’âge ingrat. Et les fantasmes d’ados perdus, pris dans l’engrenage de la surenchère. Ils dépouillent les stars, s’affichent sur le net, collectionnent jusqu’à la nausée un luxe dont ils n’ont pas besoin. J’ai, donc je suis. Dans Spring Breakers, de l’autre, l’heure est aux vacances de printemps des étudiants américains qui s’enferment, pour quelques jours, dans une bulle d’alcool, de seins, de sable, de sexe et de drogues. Le nouveau rêve vicié des poupées MTV, des gars bodybuildés, des gosses de riches et des autres. Sofia Coppola et Harmony Korine, qui traitent chacun à leur façon d’un même vide générationnel (soft chez l’artiste pop, trash chez l’enfant terrible), avalent tout deux la naïveté des jeunes filles pour la recracher sous les palmiers. Ils n’ont d’ailleurs pas choisi leurs actrices par hasard: dans The Bling Ring, Sofia expose et écorne Emma Watson, l’Hermione d’Harry Potter, encore frais symbole de l’enfance et de l’innocence dans l’inconscient collectif. Harmony, lui, dans Spring Breakers choisit ironiquement les égéries pop du moment (Selena Gomez, Vanessa Hudgens, Ashley Benson et Rachel Korine) pour mieux représenter la jeune fille d’aujourd’hui.
Dans un monde de strass qui glorifie la vacuité et fait du paraître l’être, les corps des filles de Coppola et de Korine ne désirent plus vraiment, ils souhaitent simplement être vus. Les cœurs ne battent plus, ils cherchent des moyens de s’allumer, à nouveau. Pour tenter de combler ces chairs tristes, Coppola greffe à leurs corps les étalages de luxe des penderies, et Korine les dénude, les prenant au piège d’une prière-gangrène, avec ce « Spring break forever » susurré tout du long comme les derniers chuchotements d’une époque-cadavre. Dans les deux cas: les princesses (disneyiennes pour certaines) sont bel et bien mortes, forcées de déposer leurs couronnes à terre. Set that crown on the ground, dit d’ailleurs la chanson de Sleigh Bells, qui sonne l’ouverture de The Bling Ring.
Comment cette jeunesse féminine, cette chair consommable, consommée puis jetée, peut-elle se ré approprier son corps dans une société où la sexualité est banalisée, viciée et/ou souillée (Korine), voire absolument reniée et réduite à néant (Coppola) ? Avec cette absence d’avenir et le pouvoir que lui confère l’éducation (chez Coppola, plus personne n’étudie à proprement parler), ses repères fantomatiques (la cellule familiale reste la plupart du temps dans l’ombre), ses obsessions uniques (l’argent et l’apparence), et ses ambitions tristes (la vie comme une fête éternelle): la jeune fille en 2013 ne dispose plus des armes nécessaires afin d’exister au-delà de sa métamorphose, voulue ou subie, en produit post Britney Spears. Quoique…
Deux scènes viennent offrir à ces « carcasses vides », qu’elles soient à moitié nues ou drapées de luxe, le frisson charnel dont la société outrancièrement consumériste et les regards masculins les privent. 1 scène + 1 scène, et à chaque fois, une arme. Chez Coppola, une séquence- sortie de nulle part- montre une jeune fille agiter un pistolet sous le nez du personnage masculin, trouvant dans ce geste la toute puissance et la jouissance qu’elle ne trouve plus ailleurs, laissant entrevoir la pulsion de mort tapie dans chaque recherche d’adrénaline que constituent les vols. Coppola esquisse cette idée de féminité armée, qui reprend le pouvoir sur l’homme par la violence et la négation même de sa virilité (l’arme n’est-elle pas, symboliquement parlant, une extension phallique fantasmée?). Mais, elle ne va pas jusqu’au bout. Korine, lui, dépasse la suggestion, se jette à corps perdu dans la pulsion. La fusillade sanglante qui clôt Spring Breakers montre la chair estropiée, mutilée, abîmée. Korine gomme toutes frontières entre le « vu » et le « faire », le fantasme et l’acte. Tout se mélange jusqu’au morbide, jusqu’au foutoir final qui sexualise l’arme, et érotise le crime. L’idée de donner la mort chez Coppola, et l’acte de tuer chez Korine deviennent dès lors la seule jouissance possible pour la femme. L’étreinte entre l’Eros et le Thanatos ne sert plus simplement un désir morbide (que l’on trouve par exemple chez le canadien Cronenberg ou les gialli de Dario Argento), et vient dépasser le cadre du film de genre et d’horreur (berceau de l’érotisation de la violence au cinéma) pour poser sur la table une véritable érotique des armes. Erotique qui tend elle-même à consacrer ce que l’on pourrait qualifier de néo-féminisme sauvage et sexué. Car oui, l’érotisation ironico-phallique du meurtre, commis par une femme, semble- par petites touches chez Coppola, à grandes envolées cyniques chez Korine- (re)matérialiser le désir féminin, faire renaître ce corps sexué jeté aux poubelles consuméristes.
Ce pouvoir de donner la mort, qu’elles l’assouvissent ou non, n’est pas vécu comme une simple réponse à la violence subie, mais bien comme la seule façon de retrouver et souffle sexuel et enveloppe charnelle. Donner la mort leur redonnerait la vie, l’envie… Cette idée, étendue au-delà d’un contexte Grindhouse (le Death Proof de Tarantino en parfait exemple), a ceci d’à la fois inédit et choquant qu’elle vient s’adresser aux midinettes et têtes blondes d’aujourd’hui, sans prendre la peine de se voir édulcorer. L’époque, qui semble déjà tragique via le prisme coppolien et le trip malade de Korine, se révèle encore bien pire. Dans ces miroirs tendus à la face d’une société-cauchemar, nihiliste, dérisoire, dingue, et bête à l’infini- la fille, pour devenir femme, comme la chenille devient papillon, doit- sinon brûler ses ailes d’ange- dégainer les armes. Fredonnant du Britney, cagoule rose sur la tête et fusil à la main.
13 septembre 2013