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Chroniques

Les Années moroses

par Robert Lévesque

Sur fond de boom économique, la faillite d’un couple. Au jeu du résumé, on peut décrire ainsi le sujet de La Notte de Michelangelo Antonioni. Nous sommes à Milan au début des années 1960, le plan Marshall a aidé à la reconstruction du pays ruiné par la guerre, Mussolini pendu par les pieds est dans le placard et la Démocratie chrétienne (on parle d’ailleurs de miracle italien) est aux affaires, mais ce film (nocturne et apolitique) ne parle pas de cela, nous ne sommes pas chez Francesco Rosi (qui, cette année-là tourne Salvatore Giuliano sur les rapports pouvoir-mafia) ; l’essentiel, pour ne pas dire l’existentiel du film d’Antonioni, c’est que, mariés depuis dix ans, un écrivain et sa femme (Mastroianni blasé, Moreau morose) s’éloignent l’un de l’autre. Ce couple de la bourgeoisie citadine intellectuelle de l’après-guerre s’étiole entre la visite à un ami mourant, un lancement de livre et une soirée chic. Derniers efforts vains, il largue (va tout s’en va) son amour enfui…

Formidable film, détestable film. Les clans se formèrent vite autour de La Notte, lamento cinématographique qui, dans une tonalité quasi lugubre, suivait L’Avventura et précédait L’Eclisse. Je voyais ces films lents et tristes à l’Empire, Côte de la Fabrique (dans ce Vieux-Québec dont on retrouve la topographie et la grâce dans les premiers romans de Jacques Poulin) et j’étais combativement du clan des admirateurs. Pour moi, ces films respiraient le cinéma. Nous en étions la caméra. Nous errions dans Milan vide avec Moreau Jeanne, livide Lidia… L’histoire importait peu (on dit si bêtement qu’un film, c’est une histoire, une histoire, une histoire), c’était le climat, le climat, le climat qui me séduisait, l’angle de vue, l’image nue, le silence, l’errance, l’ennui, le fil de la nuit, on va dire la signature, la patte pour reprendre le cliché des rapins, le rendu : chez cet Antonioni, le récit était second plus que secondaire. Comme un état. On plongeait dans le film. On ressortait délavé de nos mélancolies, le spleen clair, comme le blues de Straram…, heureux d’être triste.

Il en allait autrement dans le clan de la détestation. Il semblait insupportable, ce cinéma qualifié de bourgeois jusqu’à l’os (Antonioni, à Ferrare, avait eu une jeunesse dorée, ami de Giorgio Bassani qui allait écrire Le jardin des Finzi-Contini que de Sica allait filmer en 1970). Et on se moquait de ce nombril stylo. Cette sécheresse d’émotion. Ce vide. Ces mines d’angoisse creuse. Pauline Kael, que j’admirais pour sa franchise et son naturel (qui nous manque), balayait de sa plume au New Yorker ces « soi-disant films culturels », ces Hiroshima… (se retenant de compléter par : mon cul), ces Marienbad, ces Eclisse… Par bonheur, mes amis partageaient mon antonionisme. On lisait Duras. À l’université, on dissertait sur l’incommunicabilité. On écoutait Barbara, un piano à Göttingen, Nantes, la pluie… Cinéphiles avides, on s’engouffrait à l’Empire ou au Cinéma de Paris, place d’Youville, il y avait aussi une salle (une ancienne chapelle, je crois) au bas de la rue d’Auteuil où, un soir de 1963, j’ai vu Harakiri, mais c’était autre chose, tout autre chose, un ventre qu’on ouvre au sabre de bois, mais le bonheur c’est qu’il y avait Kobayashi et Antonioni, 1960, 1962, The Doors qui allaient débarquer…, imaginez : trois cinémas intra muros (aujourd’hui aucun), mais cessons-là ces réminiscences… en saluant la mémoire des deux critiques de cinéma d’ici que je lisais alors, Gilles Sainte-Marie et Michèle Favreau.

Sera-t-il risqué de voir La Nuit au jour d’aujourd’hui (sur TFO le 12 février 21 heures) ? Tout cela (les bobos milanais d’après-guerre, l’architecture sans courbe, dite moderne, les silences assumés, l’ennui évident, l’absence de récit, la lenteur du film, son esprit de sérieux, l’absence d’humour, avec un côté Drieu, un côté glamour – Antonioni avait songé au titre cynique La Fête) vous apparaîtra-t-il parfaitement inintéressant et dépassé à l’ère de la société du spectacle, du tout au festif, du juste pour rire, du Québec Las Vegas, ou y verra-t-on fièrement, indéfectiblement, muséalement, du cinéma, le cinéma ? Le cinéma libre !

C’est plutôt de le revoir ce film qui m’inquiète un peu, loin de mes universités, et parce que je ne peux m’empêcher de penser à Andrew Sarris (mort l’an dernier à 83 ans) qui avait tant et si bien défendu le cinéaste ferrarais au Village Voice, mais qui en était venu, avec le temps, va tout s’en va, à cesser le combat et même à ironiser sur ses anciennes passions d’un tel cinéma en allant jusqu’à écrire le néologisme persifleur et sans doute assassin de «antoniennui»…  On verra, la nuit venue…
Le début de La Notte


7 février 2013