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Chroniques

Les beaux-frères

par Robert Lévesque

À la rentrée littéraire, en librairie le 20 août, un titre un peu long qui sera difficile à retenir va faire un certain bruit, du moins chez les cinéphiles et les gens du bâtiment dans le vieux métier de Méliès. Ce sera, dira-t-on, un roman, du moins étiqueté tel sur la couverture jaune des éditions Grasset et signé par un romancier connu, Christophe Donner, drôle de moineau chauve qui fit une entrée remarquée avec un récit intitulé Giton en 1990, un homosexuel de choc marié à une productrice télé et par ailleurs auteur de livres pour la jeunesse et passionné de course de chevaux (ce qui nous a donné l’an dernier une remarquable histoire du PMU, À quoi jouent les hommes, sans le point d’interrogation moral) ; né à Paris en 1956 sous le nom de Christophe Quiniou, Donner est lui-même un tantinet cinéaste dans le court métrage. Le coup qu’il va porter, avec son livre, vise au ventre trois disparus, un producteur et deux cinéastes : Jean-Pierre Rassam, Claude Berri, Maurice Pialat.

Les familiers du cinéma français verront tout de suite le lien qui unit ce trio : ils ont débuté dans les années soixante, se sont rencontrés par hasard en se tenant loin de ceux de la vague… Ils se sont entre-produits ou coproduits et surtout, devenus beaux-frères, ils se sont aidés, détestés, mis en compétition (surtout Rassam et Berri) et entre-déchirés, sous l’œil satanique de Pialat, cinéaste d’exception et emmerdeur de première… La sœur de Rassam, Anne-Marie, a épousé Berri, et la sœur de Berri, Arlette, s’est mise avec Pialat puis, après les fiestas, bonjour les dégâts. Étant donné que, dans ce rassemblement d’égos, d’intérêts et d’états d’âme, Rassam était un amoureux aussi latent qu’ardent de sa sœur et que la sœur de Berri (alias Langmann) était mineure lorsqu’elle sauta et demeura dans le lit de l’ogre Maurice, on comprendra que la pièce, ce mélodrame familial, s’est jouée à la féroce. Christophe Donner assure à l’affaire une mise en texte d’un culot absolu.

Ce livre qui sortira dans deux mois (je l’ai lu en exemplaire hors commerce), ce texte percutant présenté comme roman, enfin cette documentation bien ramassée, a pour titre (c’est une sentence qu’Orson Welles livra à Rassam) : Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive. M’est avis qu’un ramdam est à prévoir à l’automne et qui sait si un prix littéraire ne viendra pas consacrer l’audace romanesque et la fulgurance littéraire d’un tel portrait de mœurs, à l’instar du Goncourt que décrocha Jean-Jacques Schuhl en 2000 avec Ingrid Caven, un soi-disant roman là aussi où l’actrice et brièvement épouse de Fassbinder était dévisagée et sublimée à la fois dans son monde, dans ce métier stupide, bouquin dans lequel, sous le nom de Mazar, le même Jean-Pierre Rassam apparaissait déjà, en producteur aventurier et insatiable qu’il était.

La lecture de cet ouvrage ne laissera personne indifférent chez les cinéphiles car, comme jamais, on traverse le paradis et l’enfer de grands olibrius allumés et explosifs qui, tels ces trois-là, se lancèrent à tête perdue dans un  cinoche de défi et de survie. Le livre de Christophe Donner, derrière un regard lucide, attentif et dur, où rien n’est épargné des grandeurs et misères de ce métier artistique et industriel avec ses rancoeurs et ses magouilles, ses bonheurs et ses bêtises, came et fric, chance et gloire, bide et cuites, est au finish, paradoxalement, un hommage au cinéma. L’écrivain clôt son ouvrage avec un excipit qui, après avoir évoqué les fils de Rassam et de Berri qui exercent aujourd’hui le métier de leur père, se termine ainsi : « ce métier sans lequel nous serions un peu plus stupides »…

Mais quels orages auront-ils traversés ces beaux-frères ! Et quelles éclaircies ! Entre échanges de coups de poing sur la gueule et palmes cannoises à la main ! La fresque que brosse rondement Christophe Donner débute en 1966 quand Raoul Lévy, ce type de producteur aventurier que renouvellera Rassam, se suicide d’une balle dans la tête devant la porte que ne lui ouvre pas une comédienne dont il est amoureux fou ; c’est l’année aussi où l’inconnu Claude Berri décroche à Hollywood un Oscar du court-métrage pour Le poulet, « une merde qui allait annoncer les suivantes » comme lui dira Pialat un soir de vérité entre copains, chez Rassam.

Chez Rassam. Ce type (chrétien libanais) devenu producteur en trois semaines et pour qui l’argent ne manquera jamais grâce à son père grand bourgeois du pétrole du côté du Moyen-Orient (un pipeline de fric, ce papa), c’était la fiesta permanente dans son hôtel particulier ou dans des étages de palaces, avec putes et thésardes, toutes belles, libérées ou en voie de l’être, une faune camée ou en voie de l’être. C’était son inséparable copain juif Benjamin, rescapé de la rafle du Vel d’Hiv, et sa sœur Anne-Marie, son inséparable, et puis, un beau jour, ce Claude Berri que Benjamin ramène, « un petit qui ressemble à rien », qui va tomber amoureux fou d’Anne-Marie sous l’œil vif inquiet du frérot. Berri c’est alors un acteur médiocre qui a fait des silhouettes dans French-Cancan, dans J’irai cracher sur vos tombes, qui a eu des répliques dans Les bonnes femmes et qui a même « repoussé une caresse de Bardot » dans La vérité.

Après lui avoir ravi son Oscar au poker, Rassam beau joueur va allonger le fric pour que Berri puisse tourner illico, en 1966, ce qu’il présente comme une page de sa vie, de son enfance, ce sera Le Vieil homme et l’enfant avec Michel Simon. Premier grand triomphe de Rassam et Berri, mais que Pialat, qui connait Berri depuis 1954 (ils se sont rencontrés chez les Trintignant où la vedette n’est pas encore Jean-Louis mais l’oncle Maurice, pilote de course), va vilipender au-delà du possible. Ce film, Pialat le déteste profondément. Il est dégoûté quand on lui dit que c’est un film « touchant » car le cinéma touchant, pour lui, c’est le cinéma touchant beaucoup d’argent, et qui est fait au détriment de la vérité, car Pialat sait bien que le scénario dudit autobiographique Vieil homme et l’enfant n’a rien à voir avec l’histoire de Berri qui a bel et bien été placé chez un couple de vieillards à la campagne durant la guerre, mais chez un paysan français qui n’était pas antisémite et savait que le gamin était juif.

Les discussions et les engueulades étaient sévères entre les beaux-frères. Ainsi va ce bouquin fringant qui les répertorie toutes, qui les sert avec aussi les réussites, le succès de Nous ne vieillirons pas ensemble en 1972, le doublé de Cannes 1973 quand Rassam s’amène avec à la fois La grande bouffe qui fait scandale et le chef-d’œuvre d’Eustache, La maman et la putain. Puis les grandeurs d’âme et la magnanimité quand Claude Berri, malgré la haine que déverse Pialat sur son cinéma ringard, va produire pour le beauf emmerdeur un film qui sera le contraire du Vieil homme et l’enfant, c’est-à-dire L’Enfance nue, ce chef-d’œuvre (prix Jean-Vigo).

Et passent dans ce roman-vérité les ombres de quelques âmes mortes, Michel Simon qui réclame une pute par jour quand il joue le rôle de Pépé, Jean Yanne vivant sous l’emprise de Rassam pour tourner ses parodies franchouillardes, Henri Langlois avec qui Rassam envisageait un plan de restauration des chefs-d’œuvre en péril pour diffusion à échelle mondiale, Toscan du Plantier que Rassam détestait (« il parle comme Giscard ») et qu’il gifla à Cannes quand celui-ci fut nommé à la Gaumont, la Gaumont qui était son Graal mais que Rassam rata, échec insurmontable qui le mènera en 1985 à se suicider sec. Pialat creva des reins en 2003. Berri d’un AVC en 2009. Anne-Marie Rassam s’était défenestrée en 1997 par extravagance puisqu’elle le fit, non pas chez elle, mais chez la mère d’Adjani… Et Arlette Langmann, scénariste de Loulou et de À nos amours (prix Louis-Delluc), vit toujours et je me demande si elle lira ça…, et si la veuve de Pialat, Sylvie Danton, aimera ça.

Le livre de Christophe Donner, ce métier stupide, va vous stupéfier. On le réserve dans une bonne librairie, c’est-à-dire pas chez Renaud-Bray.

 


26 juin 2014