Je m'abonne
Chroniques

Les chansons de Truffaut

par Robert Lévesque

J’aurai toujours en tête la musique que Jean Constantin composa pour le premier long métrage de Truffaut, Les 400 coups. Constantin (1923-1997), dit le moustachu au tabouret, était un auteur-compositeur-interprète formé sur le tas et dans les années 1950, il était arrivé à être chez lui à Bobino, aux Trois Baudets ; les paroles de Mon manège à moi, c’est lui, celles de Ma gigolette chantées par Montand, aussi. Il n’est pas étonnant que Truffaut (pour qui la chanson était une passion presqu’aussi grande que celle des livres et des filles) ait pensé à lui, et heureusement. Quelle sublime musique de film que celle qui colle aux semelles d’Antoine Doinel errant dans les rues de Paris (Mercadet, place Clichy, la rue Hamelin – où Proust est mort au 44) et jusqu’à la plage de Villers-sur-Mer en automne…

Dès que j’entends cette musique des 400 coups, mon cœur prend un coup, un coup de grisou, c’est de la mélancolie en noir et blanc, ces notes de musique (qui ont quelque chose d’une sonate de Scarlatti) me chavirent et tiennent à ce film comme une peau à un corps. Je me souviens que Jean Constantin fit du thème principal, ces notes d’un manège lent et désaccordé, une version chantée pour la Gréco qui avait pour titre « Comment voulez-vous ? »…

Dès le second long métrage, Tirez sur le pianiste (1960), la chanson prend tout chez Truffaut. D’abord le pianiste en question, sur lequel on ne tirera pas, est joué par un chanteur et des meilleurs, Aznavour, qui s’en tire fort bien et plus. Mais surtout, au cœur de ce film adaptant librement un roman de David Goodis (Down there) que Truffaut confectionne sur le modèle du film noir américain (mais en étant si français !), éclate la fameuse chanson de Boby Lapointe, l’inclassable et géniale Avanie et Framboise… Truffaut, qui fréquentait les cabarets de chansonniers de la rive gauche, découvrit ce quasi inconnu, qui était un pote de Brassens, au Cheval d’or, rue Descartes. Boby Lapointe était un installateur d’antennes de télévision quand il décida de pousser la chanson. Sa carrure, son côté bourru, ses calembours carabinés et ses contrepèteries faisaient de lui un barde dépareillé. Truffaut, entendant Avanie et Framboise, l’engagea.

Cette désopilante chanson est un chef-d’œuvre de jeux de mots et de grivoiserie. À tel point que Truffaut jugea bon (comme lui conseillait son producteur, Braunberger) de la faire sous-titrer. On s’en souvient, nous les cinéphiles de vingt-cinq lustres : « Avanie et Framboise sont les mamelles du destin ! », « Avanie et mamelles sont les framboises du destin ! ». Framboise devenait une référence à Françoise Dorléac que Truffaut appelait Framboise, et la suite raconte à l’échevelée l’histoire d’une fille qui servait à boire dans un bled de Maine-et-Loire, qui d’ailleurs était d’Antibes, c’était plus près que des Caraïbes et que de Caracas, mais était-ce loin de Pézenas ? (se demandait Lapointe, qui y était né en 1922). Quoiqu’il en soit, elle était Française, mais tout de même Antibaise, ce qui pouvait contrarier, et comme elle avait peu d’avantages, elle s’en fit rajouter davantage dans un institut d’Angers, en revenant avec des seins angevins qui pouvaient vous faire attraper une angevine de poitrine… etc.

Tirez sur le pianiste était vraiment un film loufoque, le seul de Truffaut. Aznavour s’appelle Edouard Saroyan, puis Charlie Kohler car en apprenant qu’il est cocu, il change de vie, passant du concert à Pleyel au bastringue à Pigalle où sa gueule de chien battu va croiser des gueules de malotrus et où, sans le vouloir, zut, il va buter le patron. Il part alors se réfugier dans la montagne où, dans un chalet, son frère se cache d’une bande de gangsters. En route avec la serveuse Léna (la merveilleuse Marie Dubois que j’aimais tant, la sclérose en plaques l’écarta de l’écran dans les années 70), l’auto de Saroyan-Kohler file dans un paysage enneigé et qu’entend-on soudain ? La voix chaude de Félix Leclerc qui chante, en alternant avec Lucienne Vernay (la femme de Jacques Canetti, le patron des Trois Baudets), « Dialogue d’amoureux ». Charlie et Léna sont amoureux, mais tout cela finira mal…

Marie Dubois, c’est Truffaut qui la baptisa ainsi pendant le tournage de ce film noir et fou, car elle s’appelait en réalité Claudine Huzé et elle avait 22 ans, elle n’avait fait qu’une utilité dans Le signe du lion de Rohmer. Le cinéaste des 400 coups, qui avait un petit coup de foudre pour elle, comme il en aura avec à peu près toutes ses actrices et parfois des gros, lui donna ce joli nom d’actrice qui est celui d’un personnage et du titre d’un roman d’Audiberti paru chez Gallimard en 1952, Marie Dubois. Il devait en aimer la sonorité car pour le reste, la Marie Dubois d’Audiberti est morte, nue, c’est une prostituée qui s’est suicidée et dont l’agent de police qui la découvre un matin à la morgue va tomber amoureux…

Si l’on reprend le fil des chansons dans l’œuvre de Truffaut, l’incontournable est évidemment celle de Jules et Jim, que Catherine (qui a « la mémoire qui flanche ») chante à ses deux amants, l’un Français et l’autre Allemand. L’inoubliable Tourbillon, que Serge Rezvani avait écrit sept ans plus tôt et justement pour Jeanne Moreau et son mari d’alors, Jean-Louis Richard. Il la ressort à la demande de Truffaut, la signant au générique du pseudonyme de Cyrus Bassiak. On voit passer Marie Dubois sous le nom de Thérèse dans ce troisième long métrage, nettement plus truffaldien celui-là.

Deux autres chansons percent les dialogues de ses films, « Que reste-t-il de nos amours ? », la chanson de Trenet dans laquelle Truffaut pige le titre de son film doinellesque, Baisers volés, puis dans Le dernier métro, c’est la voix de Lucienne Delyle que l’on entend nous servir son interprétation prenante de cette chanson populaire des années quarante, « Mon amant de Saint-Jean », paroles de Léon Agel et musique d’Émile Carrara.

Et puis n’oublions pas Mathilde (Fanny Ardant), l’épouse de Philippe (Henri Garcin) dans La femme d’à côté, Mathilde qui a déjà été l’amante de Bernard (Depardieu), le voisin marié à Arlette (Michèle Baumgartner), et qui fredonne plus qu’elle ne chante la chanson de Brel, « Ne me quitte pas »…, avant de tuer son ex-amant et de se suicider…, laissant un veuf et une veuve…

Tirez sur le pianiste sur TFO le 14 octobre à 21 heures.

 

La bande-annonce de Tirez sur le pianiste


9 octobre 2014