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Chroniques

Les comédies romantiques à l’ère de Netflix

par Antoine Achard

En juin 2019, Keanu Reeves devient un monstre sacré de l’Internet l’espace de deux ou trois semaines. La source de cette soudaine résurrection ? Une confluence de nouveaux projets annoncés et de films tout juste sortis en salle ou sur Netflix. Ici, le géant du streaming a bien joué ses cartes : au faîte du moment Keanu, une diffusion sur les réseaux sociaux du caméo de l’acteur cinquantenaire dans la comédie romantique Always Be My Maybe est « aimée » et commentée des centaines de milliers de fois. Impossible toutefois de comprendre la nature autodérisoire du caméo d’un Keanu Reeves arrogant et pédant dans Always Be My Maybe sans prendre en compte l’image Internet du bon garçon d’Hollywood ; image construite à coup de mèmes sur le Web depuis une dizaine d’années. Tout se passe comme si le film Netflix était parfaitement conscient de s’inscrire dans un mouvement virtuel, qu’il n’avait aucune honte à admettre être l’extension du Keanu fabriqué par les réseaux sociaux.

Un survol des films qui sortent en salle nous fait rapidement constater que le box-office des années 2010 n’a pas connu son lot de comédies romantiques populaires, exception faite de Crazy Rich Asians de John Chu. Mais un examen post-mortem plus minutieux révèle que l’objet n’est pas aussi mort qu’il y parait. En fait, la comédie romantique n’a pas disparu, elle ne s’est que déplacée : en 2018, une nouvelle vague du genre a fait son apparition sur Netflix et a connu un succès non négligeable. Une question se pose : pourquoi est-ce seulement vers la fin de la décennie que le genre revient en force ? Répondre à cette question nécessite de constater que le cinéma, du fait de l’arrivée massive et rapide d’un nouveau médium, a perdu son droit de priorité dans la fabrication du rêve : depuis l’ubiquité du Web, le 7e art n’est plus dans nos vies le principal générateur de fantasmes amoureux. Ces longues années sans la présence d’une comédie romantique populaire en salle donnent presque l’impression que l’Internet a contraint le genre à se redéfinir ; comme si le Web avait poussé la comédie romantique à battre en retraite, histoire que le genre se retourne sur lui-même pour se demander : « que puis-je encore offrir, en termes de rêve et d’idylle amoureuse, que l’Internet ne peut pas ? » La renaissance de la comédie romantique semble à l’image de celle de Keanu Reeves : mouler complètement l’élément cinématographique dans la tendance Internet pour qu’il devienne pratiquement impossible de séparer les deux.

Face à ces images d’une vie parfaite qui circulent chaque jour sur le Net, le cinéma a l’avantage évident de pouvoir mettre en récit les fantasmes. Force est de constater que les comédies romantiques de Netflix sont précisément ça : la mise en récit d’une esthétique Internet. Le genre est divisé en deux selon la génération représentée à l’écran : les teen movies à tendance romantique destinés à la génération Z et les comédies romantiques sur fond d’homosocialité ciblées pour la génération Y. Cette division générationnelle s’accompagne du même coup d’une division dans la posture que le film demande au spectateur d’adopter – et il semble presque impossible de bien comprendre ces postures cinématographiques sans la compréhension des postures Internet correspondantes. Les films de la génération Z font, en langage Internet, dans les goals ; ceux de la génération Y dans le relatable : respectivement ce à quoi nous aspirons et ce à quoi nous ressemblons. À première vue, rien de nouveau sous le soleil, puisque la question d’aspirer ou de ressembler aux protagonistes des comédies romantiques a toujours fait partie intégrante du genre. Mais « goals » et « relatable » ne sont pas seulement à comprendre ici comme des termes signalant la manière de s’identifier au récit ou aux personnages, mais plutôt à quelque chose qui tiendrait d’une performativité ou d’une esthétique de vie née et cultivée sur le Web.

Les films de la génération Z, par exemple, obéissent presque tous à des codes visuels qui appartiennent à l’univers des images circulant à propos des adolescents sur les réseaux sociaux. Comme dans les publications Instagram de couples qui ressemblent à des figurines de gâteau de mariage, le protagoniste masculin porte des sweatshirts à capuche susceptibles d’être prêtés à sa copine plus petite de deux ou trois têtes. Les maisons immenses, bourgeoises et généralement situées sur la côte ouest américaine, sont les mêmes que les riches « preppys » de TikTok se plaisent à montrer à leurs milliers d’abonnés. Quelques mots sur ces maisons et ces intérieurs dans les comédies romantiques sur Netflix : rarement les espaces sont explorés ou traversés. La caméra ne reste jamais plus longtemps que le regard d’un internaute qui contemple un instant une photo sur son fil d’actualité avant de la balayer pour faire place à la prochaine image. Il suffit de saisir qu’il faut s’émerveiller et envier, que cette grande demeure californienne fait partie des « goals. »

Les films de la génération Y ne sont pas différents dans leur traitement des espaces, des personnages ou des dialogues. Les intérieurs ont l’air d’avoir été bâtis à partir d’images Pinterest ; les plans des destinations exotiques ou des soirées mondaines pourraient avoir été glanés à même le matériel de ces vidéastes dilettantes qui parcourent le monde avec leur drone, une caméra GoPro ou DSLR sous la main dans le but ultime de vendre aux internautes de Viméo ou YouTube une image idéalisée de leur mode de vie. Comme ces Starter Packs sur Reddit, les personnages secondaires sont un condensé de maniérismes, de costumes et d’accessoires juste assez évocateurs du monde social ordinaire pour que se dégage une impression de commentaire satirique (l’amie qui aime boire sans lendemain, la quadragénaire new-yorkaise branchée, le hipster qui habite dans un quartier embourgeoisé, etc.). Chaque protagoniste appartient aussi à un groupe dans lequel le comique de service déblatère sur un ton sarcastique des blagues à saveur sociale comme un hot take sorti droit de Twitter. On conviendra que Netflix a franchement le don de flairer les tendances du moment, à tel point que l’entreprise en devient parfois méta. Erin dans Someone Great n’avoue-t-elle pas à ses amies qu’elle est maintenant prête à écouter avec sa copine des séries documentaires Netflix sur des tueurs en série — traduction : elle n’a plus peur de s’engager dans sa relation (un autre thème millénial cher à ces comédies romantiques) ? Comme quoi, même dans les productions Netflix, les personnages « Netflix and chill »!

Pour faire avec la tendance et le relatable, les protagonistes ont tous ou toutes des professions typiquement associées à la vie des milléniaux : gestionnaire de réseaux sociaux, employé d’une agence en relation publique, commis au détail d’une friperie branchée ou secrétaire d’une agence médiatique. Le fait est que la plupart méprise leur emploi ou leur employeur cruellement inflexible et il est souvent question de trouver le courage de laisser tomber son travail pour réaliser ses rêves le même jour qu’on s’ouvre enfin à l’amour. Mais quitter son emploi ne consiste pas à s’exiler du marché du travail : les personnages quittent le système seulement pour mieux y revenir. Beaucoup se réinsèrent immédiatement en acceptant un travail semblable, mais débarrassé de l’intransigeance patronale qui les contraignait, ou lancent leur entreprise en dérobant des clients à leur précédent et cruel employeur. Dans les deux cas, même résultat : les exigences déshumanisantes héritées des générations précédentes doivent céder la place au laxisme nécessaire pour explorer l’amour et l’amitié – le conflit générationnel, sans être abordé de front, est pratiquement toujours là en filigrane. Ces films suggèrent que les milléniaux porteraient en eux la recette secrète d’un capitalisme éthique, encore que Netflix dans son grand apolitisme ne montre pas plus les ingrédients que le résultat final.

Cet apolitisme s’étend notamment à la diversité ethnique, culturelle ou sexuelle. L’écrasante majorité de ces films font un effort particulier de représentation. Mais cet effort n’intègre jamais vraiment la dimension politique ou revendicatrice souhaitable, précisément parce qu’il correspond la plupart du temps à un effet de mode. Netflix réduit les enjeux politiques (ainsi qu’esthétiques) de ses films à des mots-clics : ils ont comme fonction principale de renvoyer ailleurs, en l’occurrence au monde de l’Internet, pour s’inscrire dans une tendance. Et ce sont probablement ces rares fois où le géant du Web décide de mettre un peu de relief dans cet inventaire à la Prévert de l’expérience milléniale pour affirmer les dimensions identitaires de ses personnages qu’il réussit ses meilleurs coups (Always Be my Maybe, Alex Strangelove).


10 janvier 2020