Les deux barrages
par Robert Lévesque
Un barrage contre le Pacifique, en 1950, était le troisième roman de Duras mais, en fait, c’était le premier qui allait compter car (après du sous-Mauriac avec Les Impudents et La vie tranquille publiés en 1943 et 1944) cette saga familiale française en Indochine, vécue et réinventée, ouvrait l’oeuvre à venir, ce serait la matrice de la littérature durassique, la mise en place d’une fantasmatique de l’autobiographie amplifiée et rageuse, et dans cette première bataille du Barrage l’attaque de l’univers colonial, la dénonciation de l’injustice, de la morale bourgeoise, un portrait de mère-monstre faisant face à la mer impitoyable pour créer sa riziculture, toutes forces entremêlées dans l’ambiguïté de la mémoire, de la violence, du désir sexuel, de l’inceste, de la cupidité et de l’absence de l’amour.
Avec cette charge, elle frôla alors le Goncourt, la jeune Duras, et, comme ce fut le cas de Céline en 1932 avec son Voyage au bout de la nuit supplanté par un roman mineur, le prix lui échappa pour aller à un deux de pique : Paul Colin pour Les jeux sauvages. Vous avez lu ça ? Vous connaissez ? Céline, lui, ce fut Les loups de Guy Mazeline, auteur oublié, qui l’emporta. On a peur des monstres à l’Académie Goncourt. Lorsqu’ils apparaissent. Plus tard c’est autre chose, on les a amadoués…
Mais le succès du Barrage contre le Pacifique en librairie était tout de suite au rendez-vous. Il fut vite question de transposer cette saga familiale au grand écran et, en 1957, c’est René Clément qui en prit d’autorité les commandes. Auréolé des réussites de La bataille du rail et de Jeux interdits, ces importants films sur la Résistance et sur l’enfance dans la guerre, René Clément était alors le cinéaste de l’heure. Il en menait large. Duras (on ne disait pas encore la Duras) fut choquée qu’on ne pense pas à elle pour l’écriture du scénario. On lui fit comprendre qu’elle n’avait pas non plus un mot à dire sur le choix des interprètes.
C’est Dino de Laurentiis qui coproduisait avec la Columbia ; on visa large, le succès serait international ou rien. Tourné en anglais, The Angry Age. Silvana Mangano, la bombe italienne, tenait le rôle de Suzanne personnifiant Duras (elle a 16 ans, Mangano en avait 27), Anthony Perkins le jeune Américain qui montait (sortant de Desire under the Elms de Delbert Mann) prit celui de son frère Joseph (on avait un temps pensé à James Dean) et la mère luttant dans sa rizière contre les typhons du Pacifique, ce fut Jo Van Fleet qui sortait de Règlement de comptes à O.K. Corral de John Sturges. En Italie, Diga sul Pacifico, en France Un barrage contre le Pacifique. On ne lésinait sur rien, mais René Clément (dans une France aux prises avec les événements d’Algérie) gomma l’aspect colonial, ou plutôt anti-colonial, du roman de Duras, replaçant l’action dans les années cinquante, ajoutant un happy end qui laissait entendre que le fils restait en Indochine pour rebâtir le barrage…, bref trahissant l’essence de ce roman.
Marguerite Duras, colère rentrée, ramassa sa part des droits de vente et se paya en 1956 sa maison de Neauphle-le-Château (où elle écrira Le camion pour dire que le cinéma est mort) ; elle n’aimait évidemment pas cette super-production, ce cinéma de distraction, mais elle en fit tout de même la promo tout en rongeant son frein, n’assassinant le film que dix ans plus tard, devenue plus sûre d’elle, et, pour nous cinéphiles, admirateurs de son cinéma, nous devons à cette affaire commerciale de 1958 la décision de l’écrivain de la rue Saint-Benoît de faire dorénavant son propre cinéma, un cinéma tout autre, écrit, fort, inspiré, unique, prégnant et inoubliable, de La Musica en 1966 aux Enfants de 1985, en passant par le chef-d’oeuvre absolu, India Song.
Mais alors, morte en 1996, qu’aurait-elle pensé du deuxième Barrage contre le Pacifique, celui que tourna en 2008 le cinéaste franco-cambodgien Rithy Panh, rescapé du régime des Khmers rouges, un film que vous verrez sur TV5 le 26 mai à 20 heures (ou le 31 à 23h30) ? Ramenée en 1931, située dans le colonialisme au plus corrompu, l’action du film se recentre au surplus sur la cupidité de cette famille française transplantée en Indochine et l’ambiguïté sexuelle qui règne entre la fille de 16 ans et son frère de 20 ans. Deux enfants, l’une fragile et l’autre velléitaire, devant leur mère entêtée, ex-institutrice qui, veuve, acheta inconsidérément une concession incultivable, qui se bat en vain contre les marées de décembre et les maîtres-escrocs de la colonie, ses compatriotes (« des sangsues », dit-elle). C’est l’inoxydable Isabelle Huppert qui défend le rôle de la mère (Mme Donnadieu dans la réalité, Mme Dufresne dans le film) avec le génie de sa présence qu’elle répand comme un parfum, renouvelable et différent, de film en film, quel soit-il.
Ce Barrage de Rithy Panh n’est pas un mauvais film ; tourné dans la province de Kampong Cham, dans la plaine du Réam, on y sent le climat colonial dans les pluies chaudes et la voix de Mistinguet qui traverse en grinçant buvettes et guinguettes, mais c’est un film ordinaire, sagement scénarisé, correct, un film de direction artistique. Sans la présence d’Isabelle Huppert, j’aurais cogné quelques clous, de bonne heure… Et pourtant, elle ne ressemble en rien à l’image rude, sévère, plus âgée, que je m’étais faite de cette institutrice intrépide à la lecture du roman.
Pesant sur stop, à la fin du DVD, je me suis d’ailleurs demandé comment il se fait que, jamais, ni au théâtre ni à l’écran, Huppert et Duras n’ont été associées. Peut-être que les monstres ne s’apprécient pas entre eux, au surplus entre elles…
La bande-annonce d’Un barrage contre le Pacifique
23 mai 2013