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Chroniques

Les passés de Pascale

par Ralph Elawani

Certaines coïncidences ne trompent pas. Un après-midi, au sortir de la lecture de Pascale Ogier, ma sœur, on croise le réalisateur Luc Bourdon (La part du diable) et on se souvient d’une conversation au cours de laquelle il avait évoqué une édition particulièrement relevée du FNC, au tout début des années 1980. Une fête surtout. Puis on lui donne à feuilleter le livre et la machine-mémoire se met en marche : Jim Jarmusch s’occupant de la musique, Marguerite Duras sur place avec Yann Andrea. Et Pascale Ogier aussi, évidemment. Les allers-retours discrets de certains à la salle de bain d’où l’on ressortait ragaillardi pour une quelconque raison. C’est à cette dixième édition du festival que Pascale Ogier rencontra Jim Jarmusch. Quelques années plus tard, il allait lui dédier Down by Law (1986). Jarmusch débutait son ascension. Ogier, elle, avait quitté les feux de la rampe depuis déjà deux ans.

 

« On mesure chaque jour davantage à quelle profondeur la mort est allée chercher sa proie. Mais cependant qu’elle frappe, la grâce de la jeune fille se répand encore dans la ville. » Ce sont ces mots de Marguerite Duras qu’on pouvait lire dans Libération, à l’automne 1984. Morte la veille de son 26e anniversaire, des suites d’un arrêt cardiaque provoqué par une surdose d’héroïne, Pascale Ogier a quitté ce monde au cours d’une semaine d’octobre qui demeure dans les annales peut-être la plus foudroyante de l’histoire du cinéma français.

À preuve : la nouvelle de la mort de cette égérie de la génération « növo », fille de Bulle Ogier et du musicien Gilles Nicolas, star des Nuits de la pleine lune (1984), vint aux oreilles d’Éric Rohmer alors qu’il rentrait de l’enterrement de Pierre Kast, son complice des années Nouvelle Vague. La veille, il apprenait le décès de François Truffaut. C’est une étrange continuité entre ces deux époques que la jeune femme incarnait – tant par son look que par son attitude. Désastreuse fin, donc, pour une actrice qui semblait avoir tout reçu des rois mages du septième art pour devenir autre chose qu’une comète au firmament des salles enfumées.

Écho inattendu

C’est en réponse à une disparition qui tient de la tragédie que nous revient Ogier, en textes et en images, 35 ans plus tard, comme un écho inattendu, grâce au livre d’Émeraude Nicolas. Soutenue par une armée de témoins dont les augustes présences nous rappellent les multiples implications de l’actrice, l’auteure entreprend avant tout de descendre en ses propres souvenirs.

C’est que ce livre a surtout servi à la femme aujourd’hui directrice artistique de mieux cerner Pascale par rapport à son effervescence et à sa course perpétuelle. « Quand elle est morte, j’avais 12 ans. On était demi-sœurs, on n’a pas habité ensemble. Elle avait une vie précoce, c’était quelqu’un qui courait toujours. », explique-t-elle en entrevue, depuis Paris.

Car tout d’abord, il y a cette « aura » chez Ogier, oserait-on dire. L’idée que Pascale était l’incarnation d’une génération : la cuvée post-punk ; celle que l’on redécouvre depuis quelques années dans son itération française, notamment grâce à des compilations comme « Jeunes gens modernes » (qui a inspiré le documentaire éponyme à Jean-François Senz, en 2016) et à des rééditions de livres comme Növovision, d’Yves Adrien, ou encore Un jeune homme chic, d’Alain Pacadis – le dandy punk et journaliste de Libération qui transformait par alchimie ses nuits débauchées en articles mémorables sur la jeunesse parisienne. Un homme qu’Éva Ionesco vient d’immortaliser dans Une jeunesse dorée (2019), à travers l’acteur Hugo Dillon.

Cette idée d’aura générationnelle est aussi ce à quoi Olivier Assayas fait allusion, dans le livre d’Émeraude Nicolas, lorsqu’il témoigne de la difficile période qui précéda la création de son film Désordre (1986) : « Pascale Ogier n’était plus là depuis un an […] Avec le recul, que me manquait-il ? Sans doute d’appartenir à une génération. J’en avais pourtant eu le sentiment tellement fort au tournant des années quatre-vingt – et je le ressens encore aujourd’hui encore quand je vois Elli Medeiros, Étienne Daho, quelques autres qui, comme moi, traînaient au Bains-Douches et se souviennent d’Alain Pacadis et Jacno ».

Remonter le temps

Montage antéchronologique tout en photos et en témoignages, Pascale Ogier, ma soeur répond par sa forme à une boutade de Benjamin Baltimore – homme qui fut à la fois son compagnon, le directeur artistique du FNC et l’une des pointes d’un triangle amoureux auquel prit part Jim Jarmusch – lorsqu’il soutient qu’elle était simultanément : « la fille en cuir noir et la jeune fille moderne des années 1980 ». Même son de cloche du côté de Jarmusch : « Pascale combinait la plus sensible féminité, la beauté et l’esprit d’un criminel intellectuel. Toute autorité, tout ce que l’on tente d’imposer à votre cerveau lui faisait horreur et la mettait en colère. »

Ainsi, le livre remonte le temps, de la mort d’Ogier jusqu’à sa naissance, sous forme de scrapbook, de relectures en images auxquelles répondent des textes, artéfacts, coupures de presse et arrangements d’items personnels conservés, retrouvés ou même découverts chez des individus (Marc’O, Bulle Ogier, Jean-Jacques Schuhl, Frédéric Mitterrand, Dominique Issermann et tant d’autres). La vie d’Ogier nous est dévoilée comme un marathon ponctué de rencontres allant de Bukowski à Luchini, et de valses entre copains de la rue et soirées mondaines. Ces mêmes gens au sujet desquels Renaud écrirait, quelques années plus tard, dans « P’tite conne », chanson hommage à Ogier : « Tu fréquentais un monde d’imbéciles mondains / Où cette poudre immonde se consomme au matin / Où le fric autorise à se croire à l’abri / Et de la cour d’assises et de notre mépris […] P’tite conne, allez repose-toi / Tout près de Morrison et pas trop loin de moi. »

Dans Ghost Dance (1983), film de Ken Mac Mullen mettant en vedette Jacques Derrida dans le rôle d’un psychanalyste, on voit ce dernier s’entretenir avec Pascale Ogier. Elle lui demande sans trop penser s’il croit aux fantômes. Une partie de sa réponse va comme suit : « le cinéma est une fantomachie […] un art de laisser revenir les fantômes. » Si un fantôme est une trace de ce qui a pu exister, le livre d’Émeraude Nicolas, lui, s’avère bien plus. Livre-recherche, livre-témoignage, livre-assemblage, cet ouvrage est une hydre d’affection, une chorale collagiste, une lettre d’amour sororale à mille voix.

 

Pascale Ogier, ma sœur

Émeraude Nicolas

Éditions Filigranes

Paris, 2018

352 pages

 

Filmographie sélective de Pascale Ogier

  • Paris s’en va, Jacques Rivette (1981)
  • Le Pont du Nord, Jacques Rivette (1982)
  • Ghost Dance, Ken Mac Mullen (1983)
  • Les nuits de la pleine lune, Éric Rohmer (1984)

Suggestions de lecture

  • Un jeune homme chic, Alain Pacadis (rééd. Héros-Limite, 2018)
  • Növovision, Yves Adrien (rééd. Denoël, 2002)

 Documentaire

  • Des jeunes gens modernes, Jean-François Senz / Farid Lozès (2016)


7 avril 2019