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Chroniques

Les seins d’Hamlet

par Robert Lévesque

J’étais au Beaubien, vendredi et samedi derniers, comme si j’avais été à l’Aubert Palace, boulevard des Italiens, devant Nana de Renoir ou au Gloria-Palast sur la Ku’damm à une séance de La Rue sans joie de Pabst. Je me tapais du muet, avec accompagnement au piano (*). Un bonheur, une étrange nostalgie, et deux programmes de choix : Nathan le Sage, l’adaptation de la pièce de Lessing (la seule) par Manfred Noa avec le grand acteur Werner Krauss et l’Hamlet produit par Asta Nielsen, le rôle joué par elle, énigmatique et ibsénienne Asta Nielsen qu’on appelait « la Duse du Nord »… Ça valait le coup de sortir de chez soi.

Nathan le Sage, aujourd’hui, c’est on ne peut plus actuel. La pièce de Gotthold Ephraim Lessing (1729-1781), un brin utopiste, porte sur la tolérance religieuse et l’amour du prochain élevé au rang de suprême vertu. Tous les pro-chartistes et anti-chartistes québécois auraient dû courir au Beaubien tester leurs valeurs provinciales…. Le sujet est enchevêtré (nous sommes à Jérusalem pendant la troisième croisade), mais résumons-le en disant qu’à la fin (passés les massacres), le juif Nathan, le sultan Saladin et un Templier gracié par celui-ci à cause d’une ressemblance avec son frère se réconcilient quasiment comme chez Molière (le Templier amoureux de la supposée Juive élevée par Nathan apprend qu’elle est sa sœur chrétienne et le Musulman verse une larme devant la bonté de Nathan). Au final, ces trois représentants des religions monothéistes reconnaissent enfin comme égales leurs croyances, chacune détenant chacun la vérité  (à sa publication en 1776, la pièce de Lessing fut interdite dans tous les États catholiques et ne fût créé à Berlin qu’en 1801).

Au Beaubien, le muet, le sépia qui vire au bleu, au rosé, parfois au rouge, la maestria du cinéaste Manfred Noa, le jeu tendu des acteurs et la présence du pianiste au pied de l’écran faisaient en sorte que la salle arrivait à un certain niveau de ferveur cinéphilique. On ne connaît plus ce genre de… dévotion de nos jours. Nous étions tous accrochés au jeu exagéré, agrandi, sublimé, pathétique et touchant, et misérable, et tendre, du sublime Nathan du grand Werner Krauss (qui fut aussi, excusons-le du peu, le docteur Caligari de Robert Wiene, l’Orgon du Tartuffe de Murnau, le comte Muffat dans Nana, le boucher de La Rue sans joie, mais aussi, – ne l’excusons pas -, le rabbin Loew dans le tristement célèbre Juif Süss de Veit Harlan en 1940).

Un comédien aujourd’hui jouerait ainsi, la salle serait pliée en quatre, mais là, devant la vieille vue animée et la pellicule éraflée, nous étions comme devant une œuvre d’art ancien (même silence que dans un musée, aucun craquement de popcorn imaginable), et grâce aux prouesses improvisées et pertinentes du pianiste Philippe Noireaut, on communiait au septième art de cette grande époque, celle des années allemandes de la République de Weimar que la montée du fascisme allait plus tard ensevelir sous les décombres de la haine et de la mort. Manfred Noa, un grand réalisateur oublié, mort en 1930, n’aura pas eu à affronter la Catastrophe.

Samedi, c’était au tour d’Hamlet, mais pas vraiment le Hamlet de Shakespeare, car Asta Nielsen, qui en 1921 produisit le film pour jouer le rôle, demanda à son scénariste, Erwin Gepard, d’en transformer l’histoire pour faire du prince danois une princesse…. Elle n’entendait pas être une actrice qui joue un rôle d’homme en travesti. Elle voulait qu’Hamlet soit une fille, état que seuls sa nourrice et ses parents connaissaient, mais dans on ne sait quel but sinon que de concrétiser une théorie développée entre autres par Edward P. Vining dans un ouvrage de 1881 au sujet de la féminité du fils du roi Hamlet et de la reine Gertrude. L’affaire, comme le film signé par Svend Gade, était condamné au ridicule. On a bien ri au Beaubien quand, à la fin, le prince mort empoisonné, Horatio se penche sur lui, tâte sa poitrine pour sentir si le cœur bat encore et que ses doigts découvrent la rondeur des seins de son cher ami…!!!

Asta Nielsen est envoûtante, tout son talent de Sarah Bernhardt danoise est déployé, mais elle a tout de même vraiment trop l’air d’une fille dans certaines scènes pour que le stratagème (et dans quel but, encore ?) fonctionne. Svend Gade n’était pas, comme Manfred Noa, un grand du muet, et, en faiseur, il a fait ce que l’actrice lui demandait. Ce n’est que la renommée d’Asta Nielsen qui, un temps, sauva ce film du ridicule, un ridicule qui aujourd’hui l’emporte et fait que l’ambiguïté homosexuelle que Shakespeare avait placée dans les rapports d’Hamlet et d’Horatio se déplace dans les rapports entre Hamlet et Ophélie, ces deux filles, deux lesbiennes… donc.

Je me dois, saluant le travail admirable du pianiste Philippe Noireaut, de souligner que sa seule fausse note, il l’a commise en présentant le film, nous disant qu’Asta Nielsen avait été la première femme à jouer Hamlet à l’écran (fut-ce en fille). C’était oublier que Sarah Bernhardt l’avait incarné (en tant qu’homme) dans Le duel d’Hamlet de Clément Maurice, un film de deux minutes tourné en 1900 pour l’Exposition universelle de Paris où la Divine privée de sa voix croisait le fleuret avec le Laërte de Pierre Magnier, un obscur comédien que l’on allait retrouver dans le rôle secondaire du général de La Règle du jeu en 1939.

 

(•)  La Maison de la culture Rosemont-La Petite-Patrie présentait gratuitement, en collaboration avec la Cinémathèque de Munich, et dans le cadre des Journées de la culture, ces deux classiques du muet.

 


3 octobre 2013