Les Ténèbres du Prince
par Alexis Geng
On ose à peine encore attendre un film de John Carpenter ; au moins l’univers du maître est-il revenu chatouiller nos oreilles cet hiver, grâce à l’excellent Lost Themes, son premier album hors bandes originales, exclusivement composé de nouveautés. Soit autant de thèmes de films sans film(s), méthadone pour cinéphiles, signés par un réalisateur-compositeur dont l’oeuvre exerce une influence majeure sur une bonne part des petits génies de l’électro actuelle.
1982. Partons de 1982.
The Thing, premier film de studio de John Carpenter, sort sur les écrans américains à la fin juin. Depuis quelques années, John Carpenter est un nom qui résonne fort parmi les cinéastes émergents. Après Dark Star, film de fin d’études littéralement gonflé, le jeune homme a réussi, sous inspiration hawksienne (Rio Bravo), pour une somme dérisoire et avec une radicalité inouïe, son premier coup de maître : Assaut, d’abord ignoré aux USA et consacré en Europe. Bien plus encore qu’un western moderne. Il y a posé les bases d’un art singulier, magnétique, tirant vers l’abstraction, qui s’exercera dans le genre (à budget généralement restreint), chose qui, le snobisme n’étant pas le moindre des défauts du milieu, retardera d’autant sa reconnaissance comme auteur majeur. Scénariste, réalisateur, monteur (sur Assaut) et compositeur, Carpenter a enchaîné en peu de temps le phénomène Halloween, succès massif et pierre de touche de l’édifice du futur « Maître de l’Horreur » comme du slasher, et New York 1997, presque instantanément destiné au culte. Les illustres thèmes musicaux qui les portent ne le sont pas moins. Le voici donc, lui l’indépendant dont on ne saurait pourtant dire qu’il a vécu hors d’Hollywood, auréolé de ce début de carrière en or, qui réalise pour le compte d’Universal The Thing, toujours dans les pas de Hawks (1), avec un Kurt Russell rencontré pour son téléfilm sur Elvis et devenu entretemps le mythique Snake Plissken – et son héros fétiche.
1982, grande année de SF : Blade Runner, Mad Max 2, Tron et ses effets numériques… Point de bascule et année impitoyable également, qui va voir s’affronter le seigneur de l’épure et le pape du spectaculaire, et The Thing se fracasser aux pieds de la tendre créature d’E.T.. L’histoire est connue. Descendue du ciel sur grand écran quinze jours plus tôt, la tête d’ampoule de Spielberg écrase de son interminable doigt lumineux le box-office et, ce faisant, le chef-d’œuvre de Carpenter, cueilli par des critiques glaciales. Un fauteuil pour deux, et voici Carpenter, prince des ténèbres, invité à rester debout dans un coin. Difficile d’imaginer plus diamétralement opposés que les deux films et leurs propositions. D’un côté, un amour d’alien qui s’attire l’affection inconditionnelle du public et définit au passage la touche Amblin, de l’autre l’entité cauchemardesque d’un huis clos polaire touchant à l’essence de l’être et aux confins de la peur, qui se heurte en pleine saison estivale (un genre d’anti-kairos) à l’incompréhension et au rejet. Le plus cannibale des deux n’est peut-être pas ce qu’il paraît : E.T. sort du même sein, Universal, major historiquement établie dans le genre, et dévore en toute innocence son camarade. Qui va aimer The Thing en pleine « séquence » E.T., raz-de-marée planétaire ? Peu de monde, trop peu. Qu’importe si le film est désormais considéré comme un monument, le mal est fait. S’il est vrai qu’on ne décrit jamais plus simplement que par comparaison, entre contrastes et parallèles, en voici donc une qui se présente opportunément et qu’on peut s’essayer à filer pour expliquer la place de Carpenter aujourd’hui, et l’une des raisons pour lesquelles il nous revient non avec un film, ni même une promesse de film, mais avec un album de « thèmes perdus », somme de virtualités para-cinématographiques.
Avec E.T., le jeune Spielberg, recalé de l’USC où Carpenter fit ses armes, contemporain presque parfait de ce dernier (un an de plus) lui aussi éclos dans le sang d’un succès monstre des années 1970 (Jaws, ou « l’invention » du summer blockbuster), enfonce le clou entre deux Indiana Jones – et malgré 1941. Moissonné dès l’âge tendre par Universal et mûri à l’école de la TV, le roi de l’entertainment est arrivé et sa carrière, qui compte tout de même ses échecs et avanies, sera une sorte d’envers de celle de Carpenter, l’outsider. Un monde, une génération, des admirations communes unissent les deux hommes. Un univers, c’est peu dire, les sépare. Des parcours aussi, et leurs chemins n’ont jamais tant divergé qu’aujourd’hui, alors que l’un règne sur l’industrie hollywoodienne (producteur le plus rentable de l’ère moderne, la source de son réel pouvoir) et les cinémathèques (réalisateur légitimement révéré tant par les critiques que le public), et que l’autre irradie depuis les profondeurs d’une carrière en points de suspension, où luisent intensément les joyaux que d’aucuns s’essayent à reproduire. À l’un le culte officiel du grand homme, à l’autre la liturgie farouche des fanatiques. On force le trait, mais dans ce parallèle, il faut bien parler un peu toxicité, et politique.
Le bon accueil relatif reçu par le film suivant de Carpenter, Christine, est un trompe-l’œil : les choses commencent à se gâter. Le réalisateur tentera de compenser « l’échec » de The Thing en réalisant Starman, son film le plus hollywoodien et surtout… le plus spielbergien (un E.T. adulte, de son propre aveu), légère anomalie filmographique explicitement assimilée à un geste de bonne volonté pour amadouer les studios et sortir du mauvais rôle, en prouvant qu’il peut lui aussi faire un film « aimable ». Las, mieux accueilli que d’autres par la critique, le film ne sera pourtant pas la rédemption espérée, et il n’est assurément pas celui qui a le mieux vieilli, à l’inverse d’autres. C’est peut-être l’une des caractéristiques saillantes de la filmographie de Carpenter, et un privilège peu enviable : nombre de ses films ont, à l’instar de The Thing, été mal reçus, puis réévalués jusqu’à devenir des références absolues. Trop radical, trop subversif, trop elliptique sans doute, le Prince des ténèbres, pour avoir jamais droit aux triomphes instantanés et sans ambigüité de son confrère ou aux faveurs du kairos. Trop ambitieux, iconoclaste et ironique avec son Jack Burton, échec commercial cinglant qui signera une forme d’acte de décès du metteur en scène aux yeux des dirigeants, même si la longue histoire de Carpenter avec les studios ne s’achève pas là. Faut-il encore souligner le contraste, et appeler à comparaître Indiana Jones ? Un autre esthète du cinéma de genre, John McTiernan, l’éprouvera plus tard avec Last Action Hero : il est périlleux de jouer au malin avec un public en attente d’épique. Carpenter lui-même a résumé ce qu’il représente dans une fameuse citation aux accents churchilliens : « En France, je suis un auteur ; en Allemagne, je suis un cinéaste ; en Grande-Bretagne, je suis un réalisateur de films de genre ; aux États-Unis, je suis un raté. »
Depuis L’Antre de la folie (1995), pour l’heure ultime chef-d’œuvre du monsieur, et hormis lors de rares occasions (les épisodes de Masters of Horror, la réapparition toujours plaisante de Snake Plissken dans Los Angeles 2013), le cinéphile carpenterien tend à se morfondre. Du remake du Village des damnés à The Ward, sorti directement en DVD dans le pays où il est « un auteur », John Carpenter semble avoir irréversiblement basculé dans le déclin, entre difficultés de financement grandissantes et inspiration problématique. De sérieux problèmes de santé (aux yeux) ont achevé d’imprimer à sa trajectoire une déclivité toute de spleen nimbée, ces dernières années : le prince menace de verser dans les ténèbres. Écrire et lire lui seraient désormais choses éreintantes. On ne taillera pas pour autant au maître un costume de paria qui ne lui sied pas, tant son œuvre est désormais reconnue pour ce qu’elle est, intensément remakée, refaite, contrefaite, et parfois avec talent (Rob Zombie). Après tout, Carpenter lui-même sait combien l’exercice peut être fécond, surtout dans son règne, et le cinéma américain navigue avec infiniment moins de complexes que d’autres entre reproduction, pastiche et palimpseste.
Nous voici donc en 2015, soit 67 après J.C. ; une sorte de science-fiction, vue de 1982. Il y a tant de parallèles à établir, désormais, tant Carpenter est lui-même établi, saisi dans son statut. S’il n’en est pas au stade terminal d’un Michael Cimino, il n’est pas plus un David Cronenberg, le plus habile des « trois C » lorsqu’il s’agit de négocier les virages. Cette année, Spielberg a tourné (comme toujours) son nouveau blockbuster, Bridge of Spies, avec son Kurt Russell à lui, Tom Hanks, et une sortie programmée pour la saison des Oscars. Marchera, marchera pas, grand ou petit Spielberg, peu importe, il est déjà prêt à filmer le suivant, c’est Spielberg, le patron. Le premier nom qui vient en tête quand on dit aujourd’hui Hollywood et réalisateur, comme un John Ford autrefois, et plus encore, probablement. Carpenter, lui, se plonge dans ses autres passions, les jeux vidéo et la musique, et nous livre donc Lost Themes, ce premier album élaboré avec son fils Cody. L’opus est d’une fidélité sans faille à l’inspiration maison et exerce le même pouvoir de fascination. Immersion réussie. Si Jim Jarmusch (lui aussi édité côté musique par Sacred Bones Records) est le plus rock des réalisateurs, Carpenter est définitivement le plus électro, référence aussi incontournable dans ce domaine que dans le monde du cinéma. Son minimalisme synthétique a essaimé, bien au-delà des écrans ou bandes originales, et la French touch notamment lui doit une fière chandelle – voir les influences qui innervent l’excellente BO de Maniac signée Rob, par exemple, les sons analogiques d’un Kavinsky, ou un Carpenter Brut qui s’inscrit onomastiquement dans la filiation.
On attendait du Carpenter, on a du Carpenter. Musicalement du moins, il est incomparable : non un réalisateur musicologue ou mélomane, passé expert dans l’utilisation de musiques, tel Stanley Kubrick, ou secondé d’un maestro ad hoc façon Angelo Badalamenti pour David Lynch, ni même compositeur comme Chaplin, qui habilla le muet puis le parlant et pose d’autres enjeux. Il est celui qui a indissolublement lié dans sa pratique composition musicale et composition des cadres. Sa musique demeure aussi constitutive de son cinéma que ses plans, affirmation assurée de son esthétique, de ce qu’il cherche à intensifier dans son œuvre. Si bien qu’on pourrait, avec un certain sens du sophisme, en venir à expliquer qu’en commettant cet album, Carpenter agit toujours en cinéaste. Pousserait-il désormais le minimalisme jusqu’à faire des films sans film ? Certes. On parlerait alors de thèmes à la recherche d’un film, de pures idées de films. On expliquerait que Carpenter continue de faire du cinéma, que ses films ne sont plus visibles mais visions. On évoquerait des thèmes de type narratif, qui s’aboutissent en eux-mêmes pour enfanter la pure suggestion visuelle que le cinéaste a poursuivie, avant d’invoquer, peut-être, quelques références-boutons, Merleau-Ponty et consorts, et de mettre joliment en perspective vision et problèmes de vues. On l’a dit, le royaume de Carpenter est terre de fanatiques.
C’est qu’il n’y a jamais, plus prosaïquement, que deux façons de prendre la chose ; ombre et lumière et le spectre des nuances de l’une à l’autre. Optimisme et pessimisme, pour le dire vite : la première voie consiste donc à accueillir avec un enthousiasme légitime le disque d’un survivant de l’époque héroïque qui, même lorsqu’il délégua en grande partie son poste de compositeur à Ennio Morricone (flashback en 1982), se débrouilla pour que le glorieux compositeur lui livre des sonorités plus carpenteriennes que jamais. Venant de lui, la moindre nouvelle autre que celle d’un nouveau projet avorté est une bonne nouvelle, et Lost Themes est un régal, dans la mesure où il est à la fois daté et intemporel, souvenir et nouveauté. La seconde manière de recevoir le disque se pare de cette mélancolie candidement anti-hollywoodienne qu’on a pu concevoir en écoutant les expérimentations de David Lynch, passé avec armes et obsessions à la musique et dont le deuxième album est sorti sur le même label, environné de la même absence de réel projet nécessitant une caméra – c’était avant l’annonce d’un retour télévisuel possible à Twin Peaks. Au-delà de l’éternelle question du financement des vétérans (le triomphe d’American Sniper ne doit pas faire oublier que Clint Eastwood ne fut pas loin d’être laissé au bord de la route il y a quelques années), avec cet album-concept de thèmes de films sans films, l’absence de l’objet censé « justifier » la musique se fait d’autant plus flagrante, centre vide où ne circulent que des possibles, des ombres de films mentaux hantés par un fantôme de Kurt Russell. L’entreprise s’apparente alors à celle d’un auteur exposant des idées de livres qu’il juge ne plus pouvoir écrire, un livre-bible de livres non écrits. À d’autres de s’en emparer, de donner, qui sait, un support à ces thèmes. Est-il devenu improbable, même pour l’intéressé, d’espérer revoir un (grand) film de Carpenter ? Personne ne souhaite répondre à ce genre de question. Le démenti peut venir vite, d’autant que « Big John » n’a jamais été gourmand et tourne rapidement. Quant à la fatalité de l’artiste vieillissant, elle est contredite tous les jours par de plus chenus que lui.
David Robert Mitchell, réalisateur d’It Follows, présenté au dernier FNC et nanti d’une aura de petit bijou, revendique notamment deux influences : L’Étrange créature du lac noir (dont Carpenter a un temps caressé un projet de remake) et… The Thing. Nous y voilà. Carpenter rôde, « présent partout, visible nulle part ». Telle la chose qui court d’un corps à l’autre et s’insinue sous les apparences, et que lui seul aura su incarner sans l’affaiblir d’une histoire d’arrière-plan, d’une signification simpliste ou d’un symbolisme à usage pratique, en cette année 1982. N’est-ce encore qu’une pirouette rhétorique ? Trente-trois ans plus tard, le mythe est à l’abri des mites, Carpenter s’est identifié à The Thing. Il se diffuse, telle une entité, et sa musique court encore de corps en corps.
(1) The Thing from Another World adaptait en 1951 la même nouvelle de John W. Campbell. Rappelons au passage que pour The Thing, le scénario est signé Bill Lancaster, et non John Carpenter.
Pour écouter un extrait de Lost Themes: https://soundcloud.com/sacredbones/john-carpenter-vortex
18 mars 2015