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Chroniques

L’obsession du flash-back

par Gilles Marsolais

Parmi les retombées du 68e Festival de Cannes (qui est déjà chose du passé) il en est une qui mérite d’être soulignée, car elle concerne l’essence même du cinéma, jusque dans son son langage : l’omniprésence, obsessionnelle, du flash-back dans nombre de films qui y furent présentés cette année. Dans la mesure où le recours à ce procédé éculé s’est trouvé affaiblir la qualité de certaines œuvres pourtant réussies ou correspondre à trop de films poussifs, voire carrément ratés, on peut se demander si cette récurrence n’est pas le signe annonciateur d’une panne de création généralisée.

Mais, autorisons-nous d’abord un détour pour mieux comprendre d’où et de quoi on parle. D’entrée de jeu, la cause est entendue : Berlin, Cannes et Venise doivent faire le deuil du cinéma américain, puisque la structure même du modèle industriel de celui-ci est toute entière axée sur  l’échéance du phénomène incontournable des Oscars. Dès lors, pour compléter leur programmation, Berlin se rabat sur les cinémas nordique et allemand, Cannes met l’emphase sur le cinéma français, tandis que Venise doit se contenter de grapiller les fruits d’une récolte tardive. La question n’est donc pas de savoir si Cannes renvoie encore un reflet fidèle de l’ensemble du cinéma mondial. Il suffit de prendre acte de l’étrangeté du spectacle qu’il a offert cette année dans le créneau qui est le sien et duquel nous allons tirer quelques cas de figure.

Étrangeté donc, à commencer par la projection de Mad Max: Fury Road dès le début des festivités, dans la foulée de sa sortie mondiale. Il ne faisait aucun doute que cette superproduction, fièvreusement attendue de Saint-Glinglin au Cap Horn, n’avait aucunement besoin du support du Festival, ni même de son accompagnement, pour réussir sa sortie planétaire et se propulser à la tête du box office. Mais, dans un tel contexte, les responsables du festival ont dû penser qu’ils pouvaient difficilement jouer à l’autruche et faire l’économie de cette sortie médiatisée. Ne serait-ce que pour éviter que leur propre cérémonie d’ouverture ne soit totalement court-circuitée par l’événement. Quoi qu’il en soit, à trente ans d’intervalle, le film de l’australien George Miller offre le retour réussi du héros de la saga mythique incarné par Tom Hardy, après qu’il soit entré dans la légende sous les traits de Mel Gibson. Retour attendu et tout aussi réussi du réalisateur au film d’action et de science-fiction, pour la quatrième fois, lui qui avait initié la série en 1979, avant d’en tourner les suites : Mad Max 2, le défi (1981) et Mad Max : Au-delà du dôme du tonnerre (1985). Mais, du même souffle, on ne peut s’empêcher de noter l’ironie de la situation dans la dernière mouture de cette franchise qui repose sur un récit on ne peut plus simpliste. En route pour assurer son mieux-être, l’expédition de Mad Max: Fury Road se voit contrainte à mi-parcours de revenir à la case départ, rien de moins, au grand dam du spectateur qui n’en croit pas ses yeux ni ses oreilles et qui ne peut qu’en rire. Pas mal pour un film carburant largement à l’anticipation, qui propose d’effectuer un retour en arrière intégral imprègnant le récit dans sa totalité, donc d’assumer son propre flash-back sur un mode on ne peut plus symbolique !

À l’opposé de ce Mad Max, fruit du hasard ou résultat d’un choix concerté des sélectionneurs, cette année le Festival de Cannes a clairement offert en compétition l’image d’un cinéma ancré dans le réel, reflétant des problèmes concrets de société. Un cinéma à la narration linéaire, pense-t-on du coup, puisque dans ces films le plus souvent le personnage principal, anti-héros par excellence, va simplement du point A au point Z, en se frottant le long de sa trajectoire aux aléas de la société dans laquelle il est plongé. Une façon éprouvée au cinéma depuis quelques décennies de rendre compte du monde contemporain. Tourné comme un documentaire, La loi du marché de Stéphane Brizé remplit fort bien ce mandat, grâce au jeu tout en intériorité de Vincent Lindon. Entouré d’acteurs non professionnels qui interprètent leur propre rôle ou qui sont plongés dans une situation qui leur est familière, il interagit avec eux jusque dans ses silences lourds de signification. Mais ce film épuré, incontestablement réussi avec son parti pris radical à plusieurs niveaux (financement, tournage, prise de vue, récit en continuité, etc.), est un cas d’exception. En effet, on observe cette année un recours généralisé, souvent abusif, au procédé du flash-back même dans ce filon du film social à la narration généralement plus linéaire où on ne l’attendrait pas. Ainsi, avec Dheepan (qui a raflé la Palme d’Or), Jacques Audiard a assumé lui aussi sa part de risques en confiant le rôle principal à un écrivain, inconnu au cinéma, qui incarne à l’écran l’image de ce qu’a pu être en partie son parcours du combattant depuis qu’il a décidé de quitter son Sri Lanka natal et de couper les ponts avec son passé de soldat engagé pour l’indépendance tamoule. On croit à son histoire, au parcours de cet homme qui atterrit sur une autre planète, privé de tous ses repères, avec une « famille » d’emprunt qui lui servira de sésame, jusqu’à ce que le réalisateur finisse par céder à la tentation du flash-back. Alors que l’essentiel a été dit, avec une économie de moyens remarquable, notamment à travers une succession de silences éloquents, Jacques Audiard sent le besoin d’en rajouter pour bien faire comprendre que l’environnement (une cité pourrie de banlieue noyautée par des trafiquants de drogue) dans lequel a finalement échoué Dheepan est de nature à ressuciter ses démons intérieurs. Ce film de fiction à la violence contenue bascule alors dans le cliché, entre fantasme et réalité, pour illustrer, au prix d’une brutale rupture de ton, que le ver d’une possible insurrection est dans le fruit. Ce message (au Président de la République française et à l’intention des migrants qui campent à Calais) est de plus surligné par l’épilogue en forme de happy end accolé à ce cliché, illustrant le fait que l’Eden se trouve bel et bien en Angleterre !

La surreprésentation du cinéma français dans la compétition (le tiers des films, si on y inclut ceux présentés en ouverture et en clôture) nous offre l’embarras du choix d’autres cas de figure. Prenons au hasard Mon roi de Maïwenn, qui repose entièrement sur le principe même du flash-back. En effet, ce film, dont le récit s’étale sur une dizaine d’années, n’est qu’une succession de retours en arrière depuis une centre de réadaptation où l’héroïne se remémore son passé et tente de faire le point sur sa relation passionnelle avec un homme exubérant et manipulateur qui a fini par la détruire avant qu’elle ne tente de se reprendre en main. Hélas! c’est déjà tout dire de ce film qui après un début prometteur entreprend de s’autodétruire en multipliant en vain les flash-back et les situations répétitives qui dévoilent leur artificialité et ne font aucunement progresser l’action ni les individus. Les acteurs qui avaient le loisir d’improviser finissent par manquer d’inspiration, le filmage en plans serrés et le montage sur le principe de ce flashback obsessionnel achèvent de dévoiler la vacuité de l’entreprise à laquelle on cesse de croire.

Mais le cas le plus pathétique en la matière est sûrement celui de Gus Van Sant, rare représentant du cinéma américain, avec The Sea of Trees / La forêt des songes. Venu mettre fin à ses jours dans la forêt d’Aokigahara, au pied du Mont Fuji, comme tant d’autres personnes avant lui (il s’agit d’une pratique effectivement répandue dans cette « forêt des suicides » au Japon), un Américain, suite à une rencontre qu’il y fait, se voit contraint de reporter son suicide, voire de modifier ses plans. Ce film au sujet prometteur souffre pourtant d’un double problème. Gus Van Sant traite sur le même plan, c’est-à-dire prosaïquement et même maladroitement, la réalité et les projections mentales de cet homme, ses sursauts de conscience empreints d’un sentiment de culpabilité, suscitant du coup un profond et durable sentiment d’invraisemblance chez le spectateur. Mais surtout, alors que son enjeu se veut d’ordre métaphysique, concernant le sens à donner à la vie, tout le film est constitué d’une suite de flash-back poussifs alternant la présence de cet homme dans la forêt nippone et les rappels de sa vie heureuse avec sa femme et du bonheur perdu en Amérique, jusqu’à sa séquence finale parachutée. Du cinéma on ne peut plus conventionnel : on n’en croit pas ses yeux de la part de Gus Van Sant dont le cinéma s’abstient généralement de la lourde explication psychologique !

Il arrive souvent, ce n’est pas un hasard, que les meilleurs films ne comptent aucun flash-back ou que leurs réalisateurs n’y recourent qu’avec parcimonie. Ainsi, Carol est un long flash-back subtilement négocié après un prologue qui se révélera finalement être la conclusion du film. Todd Haynes réussit là ce coup de maître d’évoquer une époque révolue en partant d’un sujet d’actualité (l’attirance entre femmes). Inspiré d’un roman de Patricia Highsmith paru en 1952 (sous un pseudonyme et un autre titre), ce film, par sa façon d’intégrer le désir jusque dans la texture de l’image et en quelque sorte l’histoire même de l’image au cinéma, a déjà l’apparence d’un classique du 7e Art.

Bref, en puisant uniquement dans le dernier cru de Cannes, on pourrait poursuivre cette exploration de l’utilisation du flash-back au cinéma (Nanni Moretti ou Joachim Trier ont-ils eu la main heureuse en y recourant systématiquement dans Mia Madre et Louder than Bombs ?) et y trouver matière à réflexion.

 

 


4 juin 2015