Lord O’Toole
par Robert Lévesque
À sa mort, survenue le 14 décembre 2013, on a rappelé ici et là dans la presse sa performance dans Lawrence d’Arabie et son alcoolisme notoire ; les viandes froides sorties des frigos médiatiques semblaient écrites par le même charcutier et se résumer à deux postures : un héros du désert, un bravache du whisky. Peter O’Toole passait à la trappe et je trouvais cela dommage… (s’agissant d’un acteur si admirable); et puis les Fêtes arrivèrent, je mangeais à Noël un bar du Chili qui ne s’oublie pas, le facteur vent sonna deux fois comme toujours, et je lisais comme un fou, ayant juré fin 2012 qu’en 2013, je traverserais dans l’ordre de leurs parutions les vingt Rougon-Macquart et nous étions au 29 décembre quand je terminais le seizième…, Le rêve ; alors, au lieu d’écouter le Bye-Bye puisque ma religion me l’interdit, le 31 à minuit, j’étais plongé dans la lecture de La bête humaine, un de mes chats sur les genoux (Cookie), et c’est donc sur la ligne Paris-Le Havre que je suis entré à toute vapeur dans l’année vingt quatorze…
Mais revenons à ce merveilleux acteur disparu qu’était Peter O’Toole. En 1964, à peine un an ou deux après avoir incarné pour David Lean ce lieutenant Thomas Edward Lawrence qui a bel et bien existé et dont la figure allait lui coller à la peau jusqu’à sa mort, il tourna en donnant vie à l’un des plus beaux personnages écrit par le grand romancier anglais Joseph Conrad, celui d’un officier en second qui va faire acte de lâcheté en quittant un rafiot en perdition (le Patna, sur lequel 800 Musulmans se rendaient à La Mecque), puis acte de franchise en se livrant à la justice et en avouant son crime, ensuite acte de désespoir en errant incognito d’un port l’autre et, l’occasion se présentant, acte de bravoure (pour enfin tenter de se racheter à ses yeux) en venant au secours d’une peuplade d’indigènes dans une île perdue de l’archipel malais, le Patusan, la mort dut-elle être au rendez-vous, une mort qu’il saura regarder en face. On ne sait pas le nom de cet homme que le monde maritime anglais appelait simplement Jim, et qui devint pour cette peuplade « Lord Jim », un personnage conradien à la hauteur de ceux de Shakespeare.
En 1925, au temps du muet, Victor Fleming avait été le premier à porter à l’écran cet extraordinaire roman de Conrad avec le comédien Percy Marmont ; je n’ai jamais vu ce film, mais celui de Richard Brooks (que vous pourrez attraper à Ciné Pop le 26 janvier à 9h30, le 27 à minuit 35 et le 29 à 16h40), tourné en grande partie au Cambodge du côté d’Angkor Vat, offre l’une des grandes performances d’acteur de la carrière de l’Irlandais Peter O’Toole. Voilà un comédien (formé à la grande école shakespearienne du Old Vic – comme le Québécois Paul Hébert que je salue) qui, tel son personnage portant le poids de sa faute, porte sur ses épaules un film entier qui va se tendre et se déchirer entre les notions fondamentales de lâcheté et d’héroïsme. Une épaisseur de feuille de papier séparait chez lui l’une et l’autre de ces notions, dit en voix-off un vieil homme qui l’a connu lors de la sombre affaire du Patna, qui s’est intéressé à lui et qui nous raconte le parcours expiatoire de cet homme franc et brisé, amer et fier, Jim, qui remit son arme au chef de la peuplade qui, se croyant à tort trahi par lui, l’a abattu froidement.
L’époque, le colonialisme et le banditisme de la fin du dix-neuvième siècle, la mer de tout temps inspiratrice du meilleur et du pire chez l’homme, l’écriture d’un tel personnage de solitaire agrandi par la puissance de la littérature (Conrad fut marin durant vingt ans, Brooks fit la Seconde guerre mondiale dans les Marines), la sensibilité de ce cinéaste américain ayant le cœur bien ancré à gauche, et le jeu d’un tel acteur digne des grands interprètes de la fragilité et de la dignité humaine entremêlées, font de ce long et beau film d’aventures, Lord Jim, une méditation tragique menant à la mort.
Dans l’histoire du cinéma d’aventures haut de gamme, un film en amont de l’Apocalypse Now de Coppola tiré lui aussi d’un récit (Au cœur des ténèbres) du même Joseph Conrad, une œuvre de grande valeur qui n’obtint cependant aucun prix.
23 janvier 2014