Je m'abonne
Chroniques

Luc Perreault

par Marcel Jean

L’AQCC présente à la Cinémathèque québécoise un hommage au critique Luc Perreault, décédé il y a déjà 10 ans, avec la projection dimanche 5 novembre de Charlotte et son Jules (Jean-Luc Godard) et de Léolo (Jean-Claude Lauzon). À cette occasion nous republions ici un texte de Marcel Jean, qui avait été publié dans le n°152 de 24 images (juin-juillet 2011), dans le cadre d’une série de textes sur l’histoire de la critique au Québec.

De l’amour du cinéma et du charme discret

Nous sommes le vendredi 17 août 2007, il est midi. La grande salle du Cinéma du Parc est remplie pour l’hommage au critique Luc Perreault, décédé cinq jours plus tôt à l’âge de 65 ans. Critiques, cinéastes, journalistes, attachés de presse, distributeurs, quelques centaines de personnes ont répondu à l’invitation lancée par Roland Smith. Moment émouvant, inédit, sorte de cérémonie laïque tenue dans le temple du cinéma, la foule se recueillant devant la blancheur de l’écran. Homme au tempérament modeste et à l’humour raffiné, Luc Perreault apporte ainsi une réponse singulière à la question : Est-ce que les critiques peuvent remplir les salles de cinéma ?

Principal critique de cinéma au quotidien La Presse de 1968 à 2005, Luc Perreault a d’abord marqué l’histoire de la critique au Québec par sa longévité. En effet, ni son collègue Serge Dussault, ni les critiques du Devoir Francine Laurendeau et Richard Gay ne peuvent se mesurer à ses 37 ans de pratique. Né à Saint Paul de Joliette le 16 mai 1942, diplômé en philosophie de l’Université de Montréal, il acquiert sa formation cinématographique en fréquentant les ciné-clubs, alors qu’il a autour de 20 ans. «Adolescent, je n’allais pas tellement au cinéma », racontera-t-il plus tard. Il a tout de même son premier coup de foudre cinématographique vers l’âge de 16 ans : c’est Le septième sceau de Bergman. Puis, trois ans plus tard, c’est Yojimbo de Kurosawa.

Lors de ses études à l’UdeM, l’intérêt qu’il témoigne pour le cinéma vire à la passion et il décide de devenir critique, utilisant le journalisme pour arriver à ses fins. C’est ainsi qu’il est d’abord stagiaire au quotidien Le Soleil de Québec, puis dans l’équipe d’un hebdomadaire de Joliette, avant de faire son entrée à La Presse le 27 juin 1966. À cette époque, Michèle Favreau est la principale critique de cinéma à La Presse.

Ancienne étudiante de l’IDHEC (Institut des hautes études cinématographiques, à Paris; remplacé depuis par la FEMIS), puis brièvement rédactrice à l’ONF, Michèle Favreau quitte l’organisme fédéral en février 1965 pour se joindre à l’équipe du quotidien de la rue Saint-Jacques. Là, elle contribue à professionnaliser le rôle de critique de cinéma, jusque-là considéré à la légère par la direction du journal. À ce titre, elle accompagne quelques-uns des premiers sursauts du jeune cinéma québécois, signant des textes à propos de La vie heureuse de Léopold Z., du Règne du jour et de plusieurs autres films devenus depuis des classiques. Les versions ne concordent pas quant aux raisons expliquant son départ de La Presse, en 1968. «J’ai pris un congé de maternité, raconte Michèle Favreau, et à mon retour on m’a laissé savoir qu’on préférait continuer avec quelqu’un qui, n’ayant pas d’enfant, pouvait se consacrer entièrement au travail.» Dans une entrevue accordé à Janick Beaulieu de la revue Séquences (no 120), en 1985, Luc Perreault raconte plutôt que madame Favreau ayant été nommée au conseil d’administration de la Société de développement de l’industrie cinématographique canadienne (la SDICC, ancêtre de Téléfilm Canada) ne pouvait plus écrire à propos du cinéma canadien, en raison de possibles conflits d’intérêts. Qu’à cela ne tienne, Michèle Favreau, qui jouit alors d’une grande crédibilité, siégera au conseil de la SDICC jusqu’en 1973, avant d’y être brièvement analyste de contenu puis de devenir rédactrice en chef de la revue contre-culturelle Mainmise. Quant au jeune Luc Perreault, il est désormais critique de cinéma. Il a alors 26 ans.

Ainsi, Perreault devient le témoin privilégié de la naissance de l’industrie cinématographique québécoise, adoptant une position sévère face à ses dérives commerciales, mais demeurant sensible à l’éveil national à travers l’éclosion du jeune cinéma. Sa position stratégique à La Presse fait en sorte qu’il joue un rôle de premier plan lorsque vient le temps d’attirer l’attention sur les films de Denys Arcand (son cinéaste québécois favori), de Gilles Carle, de Jean Pierre Lefebvre… Au cours de la décennie 1970, alors que les films abordant des thèmes politiques se multiplient, Perreault apprécie un cinéma à la fois populaire et engagé. «Ce que j’aime dans un film, confie-t-il à Janick Beaulieu, c’est ce que ça révèle par rapport à une société. Est-ce qu’il nous apprend à mieux vivre et à mieux comprendre la ou les sociétés dans lesquelles on vit? […] Je suis peut-être moins intéressé par le cinéma très expérimental. J’aime un film qui a un sujet et un contenu.» (Séquences, no 120, p. 49).

Comme tout n’est pas si simple, Perreault place India Song de Marguerite Duras dans le peloton de tête des films de sa vie, aux côtés de Citizen Kane d’Orson Welles, de La notte d’Antonioni, de Sunrise de Murnau, de Harakiri de Kobayashi et des Quatre cents coups de Truffaut. Amateur de comédie, il voue une admiration particulière à Chaplin et à Keaton. Son premier contact avec Chaplin remonte d’ailleurs à sa petite enfance : «J’avais 7 ou 8 ans. Mes souvenirs ne sont pas très précis. Le cinéma ne se rendait pas à cette époque dans nos campagnes reculées. Un peu après Noël, je présume, mes parents nous avaient emmenés, ma sœur et moi, chez des voisins de mon âge. Ces chanceux avaient reçu pour étrennes un projecteur et quelques bandes de films. Dans l’obscurité complice, grâce à un drap tendu sur un mur de l’étage, des images s’étaient mises à bouger. Je ne me souviens plus de ces courts métrages ni même des scènes qui y figuraient. Je ne me souviens que de celui qui y gesticulait avec une mimique drôle. J’ai appris ce jourlà qu’il s’appelait Charlot. J’étais là, fasciné, devant ce feu roulant de gags servis sur le rythme saccadé d’un film muet projeté à la mauvaise vitesse. Les bandes remontaient probablement à la période Keystone. Aucun son n’en sortait. Mais ces films, les premiers qu’il m’ait été donné de voir, étaient doués d’une éloquence rare. En même temps que Charlot, le cinéma était entré dans ma vie. Les films de Chaplin n’ont jamais cessé depuis de jalonner ma mémoire de ciné- phile.» (texte publié en avril 1989, à l’occasion du centenaire de Chaplin).

En 1974, Perreault a l’idée de suivre le tournage d’un film au jour le jour. Il obtient carte blanche de la direction de La Presse et devient stagiaire bénévole pour la durée du tournage de Gina de Denys Arcand, avec l’intention de publier le journal de bord de son expérience. «Pendant deux mois, je serai l’homme à tout faire sur Gina. J’irai chercher les cafés, je déroulerai les câbles et, responsabilité étonnante, je serai celui qui note chaque jour scrupuleusement l’heure d’arrivée et de départ des techniciens et des comédiens (pour déterminer à la fin de chaque semaine le salaire qu’ils toucheront).» (9 mars 1974) Le résultat est passionnant : à l’aide d’anecdotes judicieusement choisies, le journaliste y parle de scénarisation, de direction artistique, de prise de son, des conditions de travail de l’un et de l’autre. «À l’aube, on tournait un dernier plan. Les accessoiristes avaient répandu les deux poubelles de viscères de porc devant la souffleuse. Quand elle s’est avancée lentement pour avaler ces restes pour le moins nauséabonds, nous étions plusieurs à lancer des sacs pleins de sang dans les pales de la machine. Pendant ce temps, les caméras avaient braqué leur objectif sur le tuyau de la souffleuse. La neige qui en sortait était teintée de rouge. Ce qu’on ne verra pas dans le film, c’est le fou rire qui s’est emparé alors de l’équipe fourbue de fatigue qui respirait une atmosphère imprégnée de particules d’entrailles de porc. Comme quoi, pour être un bon accessoiriste, il faut accepter de tremper ses mains de temps en temps dans la m…» (26 mars 1974).

Cette expérience unique dans l’histoire du cinéma québécois est révélatrice de l’approche humaniste de Perreault, qui cherche subtilement à éduquer ses lecteurs, à leur transmettre sans lourdeur ni pédantisme ses connaissances, préférant une position en retrait de celle du maître. En effet, Perreault se présente plus aisément en enfant émerveillé par Charlot ou en stagiaire de production qu’en professeur omniscient. Pourtant, sa culture est remarquablement vaste, sa maîtrise de la langue irréprochable, son style d’une élégance constante. Mais tous ceux qui ont bien connu Perreault – sa grande amie Odile Tremblay, par exemple – vantent sa modestie. Sur la photo d’équipe de Gina, alors que tous les techniciens arborent fièrement leur plus beau sourire, on ne voit le visage de Luc qu’à demi, seul son regard oblique surgissant derrière la tête de Louise Ranger. Doit-on y voir un exemple de la discrétion de l’homme? «Pour moi qui suis d’un tempérament assez timide, le journalisme a été une façon de sortir de ma coquille. Et le cinéma a été un moyen de rencontrer des gens pour qui j’ai énormément d’admiration.» (Séquences, n° 120, p. 49).

Cette attitude modeste, Luc Perreault l’adopte jusque dans sa façon de décrire son travail. «La critique dans un quotidien, c’est une critique qui demande un très court temps de réflexion. Bien souvent, on peut dire que c’est une critique impressionniste, dans le sens que c’est une première impression provoquée par le film» (Séquences, n° 120, p. 48). Lorsqu’il quitte La Presse en 2005, Perreault s’associe brièvement à son vieil ami Roland Smith pour créer la société d’édition DVD Les films de ma vie. L’aventure est toutefois de courte durée et la maladie a tôt fait d’interrompre la trajectoire de ce cinéphile attachant.

L’auteur tient à remercier Pierre Pageau et Radio Centre-Ville pour lui avoir fourni les enregistrements des deux épisodes de l’émission Derrière l’image consacrés à Luc Perreault

Image : Les frères Vittorio et Paolo Taviani, Janine Euvrard et Luc Perreault, à Montréal, en 1977

 


1 novembre 2017