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Chroniques

Miraginer, disait-il

par Robert Lévesque

Ce n’est pas un cours que j’aurais séché, enfin ce n’était pas tant un cours qu’un exposé, un laïus alléchant (pensez donc ! portant sur Céline et Fellini : l’enfance des visionnaires), enfin bref une communication (pour parler le colloque) qui se donnait à Paris le 4 juillet dernier dans une salle de la Fondation Singer-Polignac qui est un établissement public national créé en 1928 (Fellini avait 8 ans et Céline 34) se consacrant discrètement (on ne verrait pas ça au Québec) à des activités de pur mécénat en faveur des arts, des lettres et des sciences grâce à ses propres fonds, lesdits fonds venant de la vieille industrie de la machine à coudre que monsieur Isaac Singer mit sur pied au début du siècle dernier.

L’épouse de ce Singer était si belle qu’on raconte encore qu’elle aurait été le modèle de Bartholdi lorsqu’il sculpta, dans son atelier parisien de la rue Vavin, la Liberté éclairant le monde, cette géante de bronze et d’acier déménagée à New York et dans laquelle on grimpe depuis des lustres… Mais là n’est pas le sujet du jour, revenons à Céline et Fellini les garnements qui furent de grands fabulateurs. Je n’avais qu’à cliquer et la leçon débutait. C’est sur le site Le Petit Célinien qu’on trouve de telles causeries et bien d’autres choses, et au Petit Célinien je suis un abonné présent, aussi fidèle qu’un petit Bruxellois, dans les années de l’entre-deux-guerres, pouvait l’être aux livraisons du Petit Vingtième

C’est une dame qui nous parle de ces vieux enfants qu’étaient, que furent, Fellini et Céline. De prime abord, la reluquant, raide comme un piquet, l’air d’une Tatie Danielle d’une université de province, on croirait qu’elle va nous causer de la persistance de l’emploi du mot rutabaga dans la littérature des deux premiers tiers du vingtième siècle, mais non, c’est bien de Federico de Rimini et de Louis-Ferdinand de Courbevoie qu’elle jase, nous disant avec conviction et exemples que ces deux là, le cinéaste comme le romancier, n’ont pas voulu abolir, comme tant d’autres le font, la manie magique de l’enfant de ne pas vraiment séparer le réel de l’imaginaire. Et, vlan, elle y va d’une citation prise dans le Semmelweis, la thèse de l’étudiant en médecine Destouches, qui va comme suit : « Les enfants plus encore que nous ont une vie superficielle et une vie profonde ». J’aurais aimé qu’elle complète le passage, je le ferai donc pour vous : « Leur vie superficielle est bien simple, elle se résout à quelques disciplines, mais la vie profonde du premier enfant venu est la difficile harmonie d’un monde qui se crée. Il doit entrer dans ce monde, jour après jour, toutes les tristesses et toutes les beautés de la terre ».

Madame Anne Baudart, Tatie académique, est quelqu’un de très bien, prof de lettres et de latin au lycée Molière. Sur l’écran de mon laptop, son air sévère ne m’empêche pas de savourer ses subtilités et ses justesses quand elle dit que Céline était un enfant solitaire (unique) alors que Fellini, ce qui est de nature à les unir sur le territoire de l’enfance, était un enfant seul (isolé). Qu’ils étaient d’un milieu social pareil, les parents de Federico tenant commerce d’huiles et de fromages et ceux de Louis-Ferdinand étant dans le tissu et les dentelles. Que les deux gamins détestèrent l’école et les curés. Que les deux hommes (qui ne furent vraiment contemporains que de 1920, quand l’Italien naît, à 1961, quand le Français meurt) abandonnèrent en chemin des métiers sérieux, le journalisme et le courrier du cœur pour Fellini, la médecine et l’hygiénisme pour Céline. Que les deux maîtres détestaient qu’on intellectualise leur œuvre. Ajoutons que les deux maris fidèles avaient épousé une femme-fée, l’actrice Giulietta Masina et la danseuse Lucette Almanzor.

Il est vrai, comme le prétend la non souriante madame Baudart, que les œuvres de Céline et de Fellini, deux immenses artistes que rien d’autre ne rapprocherait, sont porteuses de la nostalgie des grandes émotions de l’enfance. L’un avec rage, l’autre avec grâce. Son sujet, s’insérant dans le programme du XXe colloque international Louis-Ferdinand Céline tenu par la Société d’études céliniennes du 3 au 5 juillet (c’est le cinéaste d’Amarcord qui était en quelque sorte l’invité sur les terres de  l’écrivain de Mort à crédit), se devait d’être abordé ; Fellini ayant toujours prétendu que, puisant dans son enfance, la version brodée qu’il en tirait était plus réelle que sa vraie histoire. Et Céline ayant toujours soutenu être plus à l’aise avec ses chimères qu’avec la vie objective réelle qui lui était atroce. La poésie (le sens du merveilleux) est le moteur du roman Voyage au bout de la nuit comme elle l’est du film E la nave va. Catastrophe et carnaval, ça se ressemble.

Ce cinéaste ranima le regard, cet écrivain ranima les mots. Fellini disait « intensifier la réalité » et Céline a voulu « remettre la langue debout pour lui redonner l’intensité de l’enfance ». L’intensification considérée comme l’un des beaux-arts… C’est Céline l’inventeur qui aura ici le dernier mot, lui qui disait qu’il fallait avant tout « miraginer ». Imaginer le mirage…, du tout- Fellini et du tout-Céline.

 


24 juillet 2014