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Chroniques

Mort d’un disparu

par Robert Lévesque

Seuls les cinéphiles sexagénaires et encore se seront émus à l’annonce discrète de la mort de Miklós Jancsó survenue au tout dernier jour de 2013. Ce cinéaste ignoré des jeunes générations de cinéphiles, quasi-oublié hors de son pays, avait 92 ans ; né en 1921 dans la localité de Vac, du côté Pest de Budapest, il avait avec une grande part de la jeunesse de son pays été enrôlé dans les troupes nazies qui occupaient son pays en 1941, il allait devenir stalinien lorsque les Russes en chassèrent les Allemands en 1945, avant de s’ouvrir les yeux, d’étudier le droit, l’ethnographie et l’histoire de l’art, d’entrer à l’École supérieure du cinéma et de devenir le plus grand réalisateur hongrois de l’après-guerre ; consacrant son œuvre à dénoncer les pouvoirs et interroger les révolutions avec un art de la mise en scène à la fois effréné et maîtrisé.

Son règne  de cinéaste inspiré, consacré à Cannes par le prix de la mise en scène en 1972 pour Psaume rouge, n’allait durer qu’une décennie et demie, dans les sixties et les seventies. Depuis, sa trace s’était peu à peu perdue et ses quelques rares films tournés en Italie et en Hongrie ne furent plus visibles… Jancsó s’éclipsait.

J’adorais ses films : Les Sans-Espoir, Rouges et blancs, Silence et cri, Ah ! ça ira !, Sirocco d’hiver et ce pur chef-d’œuvre qu’est Psaume rouge. Dans le petit tsunami de films d’art et d’essai provoqué par ceux de la Nouvelle Vague française, ces œuvres-là de Jancsó, si fortement poétiques, opératiques et subtilement politiques, faisaient partie de ce que l’on appelait « les nouveaux cinémas » qui arrivaient de Pologne avec les Skolimowski, de Tchécoslovaquie avec les Forman, du Portugal ou du Brésil avec les Rocha (Paulo et Glauber), d’Italie avec les Bellochio, de Suisse avec les Tanner, ou qui sortaient d’ici avec les Jutra, les Groulx, les Lefebvre, les premiers Carle et les premiers Arcand. L’époque était capiteuse.

Et, particulièrement, les films de Jancsó, comme des élixirs, me montaient à la tête, m’enivraient. Car, au contenu riche et exclusivement consacré à l’histoire de son pays (la révolution de 1848 contre les Habsbourg, la révolution bolchévique d’octobre 1917, les révoltes paysannes du 19e siècle, le fascisme hongrois), et à la dénonciation de l’horreur inhérente aux pouvoirs, correspondait une magistrale approche artistique qui faisait de ces longs-métrages à nuls autres pareils de grandes chorégraphies visuelles, parsemées de grandes envolées (la caméra et la poésie étaient au pouvoir dans son cinéma). Jancsó signait des films opératiques à la mise en scène extrêmement élaborée où les longs plans-séquences créaient des tableaux vivants déployés qui exaltaient le cinéma. Un cinéma en constant mouvement dans l’espace, et la plupart du temps tournés dans la plaine hongroise.

Dans Psaume rouge, je crois me souvenir qu’il n’y avait en tout qu’une vingtaine de plans-séquences pour évoquer de façon lyrique, échevelée, musicale, et sensuelle (la nudité chez Jancsó était souvent sublimée), ces anciennes révoltes paysannes se déroulant non dans le sang mais dans le chant, menées au rythme de ces psaumes rouges naissant des revendications sociales d’un peuple démuni et écrasé qui entrait dans la révolte comme on entre dans la farandole. Jancsó poussa à bout ce genre baroque, il en fit le tour si l’on peut dire, et peut-être a-t-il voulu plus tard faire autre chose qui attira moins l’attention.

Jean-Luc Godard, d’une certaine manière, rendait hommage au cinéma emporté de Jancso lorsqu’il tournait en 1967 son (assez débridé, merci) Week-end. Antoine de Baecque rapporte dans sa biographie de JLG que celui-ci disait tourner « à la Jancsó » (ce qui voulait dire signer un morceau de bravoure) quelques scènes de son apocalyptique film pré-68, entre autres celle (si vous avez frais à la mémoire ce moment de cinéma) où, dans la cour d’une ferme, la caméra de Raoul Coutard virevolte autour d’un piano à queue et du pianiste qui commente sa prestation en jouant la sonate « La Chasse » de Mozart (c’est Paul Gégauff le pianiste) et dans le mouvement qui s’agrandit, on voit des personnages, des véhicules, des machines agricoles, tout le plan-séquence étant millimétré en fonction d’un triple tour complet de la caméra sur elle-même.

Hommage ou caricature, imitation ou clin d’œil, Godard saluait ce cinéma si particulier, si lyrique, si intense, du maître hongrois Miklós Jancsó. Ce réalisateur de grande importance, qui était disparu de l’actualité du cinéma bien avant de quitter la vie, mérite, cela va sans dire, que les cinémathèques, ici et ailleurs, s’engagent dès maintenant à organiser et présenter des intégrales de son œuvre.

 

À voir: une entrevue de Miklós Jancsó évoquant Psaume Rouge sur le site de l’INA
 


6 février 2014