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Chroniques

Movies Without Hollywood

par Robert Lévesque

Le titre évoque l’État de l’Idaho et l’action se déroule dans celui voisin de l’Oregon, au surplus ce titre est en mode possessif, My Own Private Idaho ! Ne cherchons pas noise de n’être pas à Boise, les protagonistes sont à Portland puisque que c’est là que Gus Van Sant – dont le titre se réfère à la chanson des B-52, Private Idaho – voulait tourner ; là qu’il habite vingt-cinq ans plus tard même s’il est un gars du Kentucky, né à Louisville en 1952, l’année où John Huston tournait en Afrique une célèbre remontée fluviale romantique et atypique avec Bogart en trafiquant d’alcool et Katherine Hepburn en vieille fille des Missions. Cette année-là, Le Fleuve de Renoir, tourné en Inde sans stars mais en couleurs, sortait avec succès sur les écrans américains…

Le producteur de The River, un dénommé McEldowney que Renoir soupçonna de ne pas lui avoir payé son dû étant donné que le film chauffait le box-office à New York, à Boston, à San Francisco, à Chicago et à L. A., signa un article au Saturday Evening Post dont le titre était joué sur un air de victoire : « We Made a Movie without Hollywood ». Ce fut cependant, pour ce pauvre McEldowney, à qui Renoir fit subir des années de relances et de contestations pour avoir ses sous, sa seule production.

En 1991, ce troisième film de Gus Van Sant, Idaho ou non, Oregon ou pas, était un film made whitout Hollywood et un film exceptionnel, magnifique, extraordinaire, d’une sensibilité masculine particulière et juste, et je me souviens de l’émotion qu’il provoqua en moi, j’étais soufflé, comme on dit, puisque c’était le premier film que je voyais de ce cinéaste qui dorénavant allait me séduire encore, aussi me décevoir, faire des concessions avec l’industrie, m’éblouir encore, m’indifférer et m’intéresser à divers degrés. La filmographie de Van Sant est faite de piétinements et d’éblouissements. Pour un remake inutile de Psycho, un coup de génie avec Paranoïd Park, pour un indifférent Restless, un troublant Last Days, pour un convenu Harvey Milk un si étrange Gerry, pour un audacieux Drugstore Cowboy (tourné avant My Own Private Idaho, mais que j’ai vu plus tard) un succès commercial sans risque et sur commande comme Will Hunting, dont il ne signa pas le scénario. Je persiste malgré tout à croire que Gus Van Sant, quoique dispersé ou diverti, faiseur ou créateur, est l’un des plus grands cinéastes américains de son époque. Avec déjà au moins six chefs-d’œuvre.

Avec My Own Private Idaho, il signait (avec un budget de moins de $500,000) l’un des plus beaux films américains de la fin du vingtième siècle, prenant le relais des meilleurs films de Huston (The Misfits, Reflections in a Golden Eye). Quant à l’indépendance artistique et le travail en marge des grandes compagnies, Van Sant, c’est  le relais de John Cassavetes qui venait de mourir en 1989 quand il écrivait cette histoire d’une amitié (amoureuse pour l’un) entre deux jeunes prostitués de Portland, Mike et Scott, l’un rêveur, mélancolique et doux, narcoleptique, à la recherche de sa mère qui l’a abandonné, et l’autre, fils de famille dont le papa est le maire de la ville et qui cherche, en vivant dans une marginalité lyrique à la dure, à se venger de son père, à l’humilier, autrement dit le tuer. Mike cherche sa mère, Scott élimine son père. Ils s’allient dans leurs malheurs de garçons, dont l’un aimera l’autre quand l’autre l’abandonnera pour une fille.

De ces films marquants, et celui-là en est un d’exception, tendre et sans sentimentalisme, sans même que l’on sente l’exploitation d’un sujet, celui-ci étant si délicat (l’amitié amoureuse masculine et déçue), on se souvient des circonstances du premier visionnement. C’est à Vancouver, au VIFF, que j’ai vu mon premier Van Sant, un cinéaste qui m’était alors inconnu. La salle où on le projetait était loin des bureaux du festival et de mon hôtel. On était fin septembre, j’avais la veille parcouru à pied le Stanley Park, il y avait de l’été dans l’air et sur la plage j’avais marché pieds nus cherchant le bar idéal du premier verre. Demain, j’allais voir un film qui ne me disait rien. Le lendemain, la distance à parcourir mal évaluée, j’avais décidé de faire le trajet à pied, traversant un long pont, un quartier des affaires, un quartier domiciliaire en bordure de la baie, ressortant mon plan pour m’y retrouver et en me disant que, tant pis si je n’y arrivais pas ; je marchais à travers Vancouver et c’était déjà bien… Puis je fus soudain en face du cinéma dont j’ai oublié le nom.

Vingt-quatre ans plus tard, j’ai un frisson quand je pense à ce film, à sa beauté, sa délicatesse, au jeu parfaitement accordé des acteurs alors inconnus, River Phoenix et Keanu Reeves. Celui-ci n’a jamais eu depuis un si beau rôle à l’écran, il n’a jamais plus réussi à émouvoir ou à simplement être juste, il a raté sa carrière en remplissant ses poches grâce à sa gueule bankable et sa chair fraîche. C’est le seul film où on peut deviner ce qu’il pouvait donner, ce qu’il donna sous l’œil de Gus Van Sant, cet œil d’une intelligence exceptionnelle, catégorie Cassavetes et Lynch.

Quant à River Phoenix, l’ange de ce film, l’inoubliable Mike qui, un soir près d’un feu, après avoir déclaré son amour à son copain de dérive, espérait étreindre Scott pour un peu de chaleur et tant de désir, Mike qui tombe endormi en plein jour, Mike qui dans ses narcolepsies voit une maison s’écrasant en plein milieu de la route, entre l’Idaho et l’Oregon, eh bien cet acteur né, élu, mourait d’une overdose deux ans plus tard, le 31 octobre 1993, comme cela aurait pu arriver à son personnage de Mike Waters…

Toutes affaires cessantes, le 5 avril à 22 heures 55 sur Radio Canada, voyez ou revoyez My Own Private Idaho. Le cinéma sait atteindre la grâce, et le cinéma indépendant sa plénitude.

 

La bande-annonce de My Own Private Idaho


2 avril 2015