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Chroniques

Ophüls et Jouvet, le clash

par Robert Lévesque

Dans la série des « merveilleux films qui n’existent pas » et sur lesquels on peut toujours pleurer, je trouve un beau cas au hasard de mes lectures : L’École des femmes de Max Ophüls. Le point de départ de ce film qui ne se fit pas aurait été L’École des femmes de Molière dans la fameuse mise en scène de Louis Jouvet, spectacle mythique s’il en est, créé en 1936 à l’Athénée, son théâtre rue Boudreau (anc. rue Scribe), et qu’il joua 675 fois à guichets fermés de Paris à Montevideo, avant et après la guerre. Cette École des femmes dont le décor de Christian Bérard (Bébé pour les intimes), avec le jardin qui s’ouvre et s’avance vers les spectateurs, est aussi célèbre que la tour Eiffel pour les grands fanas de théâtre. Dans Grandes heures de théâtre à Paris, Pierre-Aimé Touchard écrit : « À ceux qui n’ont pas vécu les deux heures de ce spectacle, rien ne pourra jamais leur faire sentir ce qu’il fut »…

C’est dans la biographie de Charlotte Delbo parue chez Fayard l’an dernier (signée Violaine Gelly et Paul Gradvohl) que j’apprends ce rendez-vous manqué, ce projet de film d’Ophüls avec Jouvet qui fut entrepris puis abandonné. Charlotte Delbo était une résistante communiste qui fût arrêtée par la police française en 1942, remise à la Gestapo et envoyée par leurs bons soins (un wagon à bestiaux) à Auschwitz. Elle en revint. Avant la guerre, Delbo était la secrétaire de Jouvet, celle qui notait en sténo tout ce que le maître échafaudait d’idées dans ses cours au Conservatoire et aux répétitions de l’Athénée, qui réglait le courrier, rédigeait les programmes. Elle est morte d’un cancer des poumons en 1985.

Fin 1940, début 1941, la troupe de Jouvet ne savait plus sur quel pied danser. Paris était occupé par les Allemands. Les théâtres fermaient et rouvraient. Soudain Otto Abetz exigea de Jouvet qu’il monte La Petite Catherine de Heilbronn d’Heinrich von Kleist. Jouvet admirait cette pièce du répertoire allemand mais, dans un sursaut de fierté nationale, il opposa un refus à l’ambassadeur d’Allemagne en France. Delbo fut alors chargée de la délicate mission d’obtenir auprès des autorités occupantes des Ausweise pour la troupe du patron qui projetait de (pour fuir Paris) faire une tournée en Suisse avec L’École des femmes et deux autres pièces. Jouvet ayant ses entrées auprès de Fernand de Brinon, ambassadeur de Vichy auprès des autorités allemandes (un sale type qui sera exécuté en 1947), les Ausweise furent émis. La troupe partit donc pour Genève en train.

Max Ophüls, qui avait fui l’Allemagne nazie, était alors en Suisse, attendant de pouvoir filer aux États-Unis. Lui et Jouvet se connaissaient, s’appréciaient ; ils vont donc aussitôt s’entendre pour que le cinéaste de Liebelei réalise un film d’après la mise en scène de ce chef-d’œuvre de Molière que Jouvet faisait tant triompher. Un producteur embarqua. Le film devait se tourner entre le 6 et le 31 janvier 1941 (avec Jouvet jouant Arnolphe bien sûr, et sa maîtresse la comédienne belge Madeleine Ozeray dans le rôle d’Agnès). Le tournage débuta, Ophüls tourna dans le Théâtre de Genève quelques premiers plans mais, coup de théâtre si l’on peut dire, Jouvet va très bien s’apercevoir qu’Ophüls entretient une liaison secrète avec Madeleine Ozeray (elle a 32 ans, Jouvet 54 et Ophüls 39). Le cocufié effaré va quitter illico le plateau. On arrêtera tout. Voilà pourquoi votre fille est muette, voilà pourquoi l’on ne verra jamais ce film dont le tournage fit patate pour une affaire de cœur, enfin de cœur, on pourrait dire de cul, ce serait plus juste…

L’Ozeray et le Jouvet, après ce clash genevois, ça ne va pas durer longtemps. La rupture survint durant la tournée de la troupe de l’Athénée en Amérique du Sud, une équipée qui suivit tout juste l’épisode de Genève. Une tournée, soit dit en passant, financée par ce gouvernement français qui avait signé l’armistice avec Hitler (car Jouvet, s’il refusa dans sa superbe une exigence allemande, accepta dans son intérêt un soutien de Vichy). Et que va devenir la délicate Madeleine Ozeray ? Entre autres choses, et sans doute la pire, elle va débarquer à Montréal en 1944 pour jouer le rôle de Madeleine Dupont dans Le Père Chopin de Fédor Ozep, une croûte déjà vermoulue au tournage qui passe pour le premier long métrage professionnel québécois et dont la fringante et fragile nonagénaire Janine Sutto est aujourd’hui, de ce désastre ancien, la seule survivante.

Quant à cette « École des femmes d’Ophüls », dont on ne peut que rêver, elle aurait en partie comblé le trou de six ans qui perce sa filmographie entre De Mayerling à Sarajevo tourné en France en 1940 et The Exile tourné à Hollywood en 1947.


20 février 2014