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Chroniques

Penser l’avenir

par Alexandre Fontaine Rousseau

Que nous révèle la science-fiction contemporaine quant à notre capacité (ou notre incapacité) collective à nous projeter dans l’avenir ?

Dans une entrevue qu’il nous accordait en 2016, publiée dans le numéro 176 de 24 Images, le cinéaste britannique Ben Wheatley affirmait que « Blade Runner […] est peut-être le dernier film de science-fiction à nous avoir présenté une nouvelle vision du futur. » Wheatley venait tout juste de tourner High-Rise (2015), brillante adaptation d’un roman de J.G. Ballard dont le pari esthétique était d’illustrer l’avenir d’après la perspective des années 1970. La dystopie qu’il y décrivait faisait bien sûr écho à des enjeux actuels. Mais le style rétrofuturiste préconisé par Wheatley suggérait une sorte de décalage temporel, soutenant par le fait même l’idée d’un imaginaire de science-fiction prisonnier du passé. « Le fait est que nous sommes aujourd’hui dans l’avenir », faisait-il remarquer, « mais que nous n’avons plus d’avenir parce que nous ne pensons plus l’avenir. »

Penser l’avenir : c’est autour de cette question que s’est construit ce dossier. Le cinéma a-t-il perdu, comme le déclarait Wheatley, sa capacité à construire de nouveaux avenirs ? On pourrait, bien entendu, apporter quelques nuances à cette déclaration selon laquelle la sortie de Blade Runner en 1982 marque la fin d’un certain imaginaire futuriste au grand écran. La science-fiction des années 1990, avec son obsession pour l’informatique et les territoires virtuels, a su par exemple formuler une vision de l’avenir qui lui est propre et dont The Matrix (1999) demeure sans doute l’exemple le plus probant. Mais force est d’admettre que la science-fiction contemporaine, par-delà les dystopies totalitaires de franchises telles que The Hunger Games et les catastrophes écologiques appréhendées, semble incapable d’envisager le monde de demain. S’agit-il d’un symptôme de notre incapacité collective, en tant que civilisation, à nous projeter dans l’avenir ?

Le cinéma d’un J. J. Abrams est parfaitement représentatif d’une certaine veine de science-fiction nostalgique qui domine actuellement le paysage hollywoodien. Son Super 8 (2011) utilise les ressorts du genre non pas pour rêver l’avenir, mais pour revenir dans le temps. Cette nostalgie des années 1980 qui traverse le cinéma d’Abrams nous ramène à une époque où l’espace était encore une source d’émerveillement, que ce soit celui de la rencontre dans Close Encounters of the Third Kind (1977) et E.T. The Extra-Terrestrial (1982) de Steven Spielberg, ou celui de l’aventure. Abrams refait Star Wars comme un enfant jouerait avec ses figurines, son imaginaire se contentant de poursuivre le récit amorcé par la trilogie originale sans nécessairement chercher à le renouveler ; et il suffit de penser aux réactions indignées des fans de la franchise devant les quelques entorses au mythe proposées par Rian Johnson avec The Last Jedi (2017) pour comprendre que cette fantaisie est figée dans quelque chose qui appartient désormais au passé.

Denis Villeneuve, cinéaste « visionnaire » par excellence de la science-fiction contemporaine, conçoit lui aussi ses univers futuristes en réponse au passé. Blade Runner 2049 (2017) cherche à élargir l’univers du film de Ridley Scott, mais même son Las Vegas en ruines rappelle finalement celui dans lequel aboutissaient les héros du Cherry 2000 (1987) de Steve De Jarnatt. Par-delà son envergure admirable, son Dune (2021) demeure quant à lui une adaptation fidèle d’un roman publié en 1965 qui avait déjà eu droit à une première adaptation cinématographique en 1984. Quant aux boucles temporelles tracées par les films de Christopher Nolan, elles expriment finalement l’idée d’un temps suspendu où le passé, le présent et l’avenir se superposent au point de ne plus faire qu’un. Elles offrent, de surcroît, une solution facile aux problèmes collectifs soulevés par ses récits d’anticipation : la conclusion de Interstellar (2014), par exemple, utilise un tour de passe-passe quantique afin de résoudre les enjeux écologiques établis par sa prémisse sans trop se casser la tête.

On pourrait dire que, depuis The Road Warrior (1981) de George Miller, nos visions de l’avenir peinent à se libérer d’un certain imaginaire post-apocalyptique très précisément balisé. La sortie de Fury Road, en 2015, a confirmé l’acuité cynique avec laquelle le cinéaste australien décrit un monde où les luttes tribales déterminent le contrôle de ressources naturelles se faisant de plus en plus rares. Mais, par-delà le constat nihiliste de cet avenir qui n’en est plus un, le genre peine par ailleurs à se renouveler. En ce sens, les dystopies sociales délirantes des années 1970 offraient à tout le moins à leurs protagonistes la possibilité d’y échapper et de se réfugier en marge du monde. Des films tels que Logan’s Run (1976) reposent sur un espoir de la fuite qui n’existe plus dans les univers post-apocalyptiques et les récits de fin du monde de la science-fiction actuelle. L’expédition spatiale du High Life (2018) de Claire Denis, à titre d’exemple, relève presque de la pulsion suicidaire.

Essentiellement, la science-fiction contemporaine est affaire de survie. Celle-ci peut être purement pragmatique, comme dans The Martian (2015) de Ridley Scott où il est question de faire pousser des patates sur la planète rouge en employant ses propres excréments en guise d’engrais. Mais cette notion de survie peut aussi devenir plus conceptuelle, comme dans l’audacieux Annihilation (2018) d’Alex Garland, où l’humanité est confrontée à des formes de vie ainsi qu’à des mutations repoussant les limites de l’entendement. Garland s’est d’ailleurs imposé, au cours des dix dernières années, comme l’un des cinéastes de science-fiction les plus pertinents de sa génération. Entre sa relecture de Dredd (2012) et sa série Devs (2020), le cinéaste britannique a su construire une œuvre complexe où s’entrecroisent dystopies totalitaires et technocapitalisme, posthumanisme et intelligence artificielle. Toutes ces idées dialoguent d’ailleurs dans l’excellent Ex_Machina (2014), critique particulièrement juste d’une société dominée par les algorithmes et les tech bros de Silicon Valley.

Car le véritable sujet de la science-fiction est le présent. C’est à partir de celui-ci que se construit le monde de demain ; et le rôle de la science-fiction, finalement, est de déceler dans ce présent les signes annonciateurs d’un avenir potentiel. Elle délie les fils entremêlés de son époque afin de tracer une ligne menant jusqu’à un hypothétique futur. On pourrait même affirmer qu’elle détermine aujourd’hui ce qui sera. Le terme metaverse, récemment employé par des compagnies telles que Facebook afin de décrire le paysage virtuel des années à venir, trouve son origine dans le roman Snow Crash (1992) de l’auteur américain Neal Stephenson. C’est un concept de science-fiction du début des années 1990 qui alimente l’imaginaire technologique actuel, des corporations cherchant ainsi à donner corps à des concepts rêvés afin de se les approprier.

Les véritables enjeux de la science-fiction sont fascinants. Elle dévoile en effet qui détient le pouvoir, en nous montrant qui possède le privilège et la capacité d’imaginer l’avenir puis de le concrétiser. S’intéresser aux représentations de l’avenir, c’est aussi s’intéresser aux luttes qui déterminent le présent. À l’échelle mondiale, comment faut-il interpréter la volonté de la Chine d’imposer avec des superproductions telles que The Wandering Earth (2019) sa propre vision bien particulière de la science-fiction post-apocalyptique ? Quelle place occupent les minorités dans les sociétés futuristes que nous construisons ? Sommes-nous même en mesure, en tant qu’espèce, d’envisager notre prolongement dans l’avenir ? Ce ne sont là que quelques-unes des questions que nous nous sommes posées et qui nous ont dirigés dans la conception et l’écriture de ce dossier.

La nature insolite des années de pandémie a certainement contribué à notre envie d’explorer ce genre, dont les prévisions ont parfois donné l’impression de se concrétiser sous nos yeux au cours des deux dernières années. Alors que le réel nous confrontait aux images déroutantes d’un monde en pause et que l’impression d’une rupture historique se faisait sentir, des films tels que The Day the Earth Caught Fire (1961) de Val Guest et The Andromeda Strain (1971) de Robert Wise ont fait écho de manière inattendue à une actualité nous ayant pris au dépourvu. Plus que jamais, les visions de la science-fiction sont venues éclairer de leur lumière pénétrante un monde où s’effritaient nos repères. Le genre a su réaffirmer son importance face aux incertitudes de notre époque. Il ne reste plus qu’à voir comment cette expérience affectera notre perception de l’avenir, ainsi que nos représentations de celui-ci.


22 mars 2022