Perdus dans Inception
par Bruno Dequen
Sur Internet, la ‘bataille’ d’Inception fait rage plus que jamais. Et désormais, les gros canons sont de la partie. Ces deux dernières semaines, les célèbres professeurs de cinéma David Bordwell et Kristin Thompson – dont l’ouvrage Film Art est le manuel indispensable de tous les départements de cinéma en langue anglaise – ont publié sur leur blogue commun deux longs textes sur le film. L’intérêt? Bordwell et Thompson sont deux formalistes qui s’intéressent avant tout au fonctionnement interne des films, ce qui leur permet d’observer assez objectivement la complexité narrative des œuvres et de les mettre en contexte au sein d’une évolution du langage cinématographique. Ils analysent ainsi Inception par rapport à sa place éventuelle dans l’histoire du cinéma. Le problème? Ce sont deux formalistes qui refusent obstinément de s’avancer sur le terrain de l’interprétation. Or, si leurs remarques sont souvent judicieuses, elles semblent à chaque fois manquer d’un recul critique qui permettrait de forger une vision de cinéma pertinente, ce qui est d’autant plus surprenant que la forme du blogue aurait à priori pu leur permettre de s’éloigner du regard académiquement objectif qu’ils avaient jusqu’alors développé.
Mais que disent exactement Bordwell et Thompson sur Inception? Pour Thompson, l’intérêt du film réside dans le fait que, tout en conservant la double motivation narrative classique du personnage principal (une motivation professionnelle et une motivation personnelle, qui se traduisent dans le film par l’insertion d’une idée et le désir de retrouver ses enfants), le film de Nolan fait de l’exposition le moteur principal du récit. Non seulement les trois-quarts du film sont-ils ainsi dédiés à l’explication du récit par les personnages, mais, à l’exception de Cobb (Leonardo DiCaprio), aucun personnage du film n’est développé au-delà de ses fonctions de base pour le récit. À cet égard, il est vrai que les personnages peuvent tous être décrits en une phrase. Arthur sait se battre, Ariadne est architecte, etc. Ont-ils des familles, des envies? On n’en saura jamais rien. Est-ce un problème? Pas pour Thompson en tout cas puisqu’Inception est un « puzzle film », genre qui, selon elle, n’a pas obligatoirement besoin de personnages complexes. Dans un blogue plus récent, Thompson pousse cette affirmation plus loin, en déclarant que l’identification du spectateur aux personnages est particulièrement forte dans un film comme Inception, puisque nous sommes sans cesse en train de décortiquer le récit ‘avec’ eux, ce qui créerait un lien plus puissant que l’identification psychologique.
Bordwell poursuit sur cette lancée en observant deux aspects. D’une part, la question de la motivation des personnages. Selon lui, le cinéma hollywoodien, tout en cherchant constamment à innover narrativement – via une réappropriation des expérimentations narratives d’autres types de cinéma – , demeure encore fondé sur la nécessité de justifier les actions à l’écran. Pour cela, deux moyens. Soit le genre du film sert de justification (il est normal que les gens chantent et dansent dans une comédie musicale). Soit c’est le sens commun/réalisme (dans Memento, par exemple, la structure du film est justifiée par la maladie du personnage). Dans Inception, ce sont donc à la fois notre compréhension du genre (la science-fiction, qui justifie la possibilité de partager des rêves) et du sens commun (le thème du rêve et ses ramifications possibles telles que les changements de temporalité) qui justifient la complexité du récit. Pour Bordwell, ce besoin de justification est propre au cinéma hollywoodien, et c’est justement ce qui le distingue en partie de ce qu’il appelle ‘art cinema’. Il cite ainsi L’Année dernière à Marienbad et Cet obscur objet du désir comme exemples de jeux narratifs complètement dénués de justification, exercices de style purs impossibles à concevoir dans le cadre hollywoodien.
En plus de souligner cette importance de la justification narrative, Borwell inscrit ensuite Inception dans la longue lignée des films exploitant deux techniques passionnantes : la mise en abîme des micro-récits et le montage parallèle. Véritable successeur de l’Intolerance de Griffith selon Bordwell, le film de Nolan profite ainsi de sa prémisse (les rêves dans les rêves, tout cela partagé simultanément par plusieurs personnages) pour réaliser un tour de force cinématographique. Plus encore, la relative simplicité et le manque d’originalité des « niveaux » présentés (qui a été fortement mise en cause par de nombreux critiques, incluant notre collaborateur Damien Detcheberry ici) n’est pas un défaut mais le résultat de la simple nécessité de maintenir un film facilement lisible par tous les spectateurs. Car, et c’est l’un des points les plus importants de Bordwell, toute innovation narrative dans le cinéma hollywoodien doit être balancée par une simplicité au niveau de la micro-structure du film. Dans le cas d’Inception, la complexité d’une trame narrative présentant cinq univers simultanés est ainsi contrebalancée par l’immédiate reconnaissance que le spectateur a des différents niveaux de rêve. Comment cette reconnaissance se fait-elle? En prenant bien soin de différencier clairement les différents niveaux (ville/hôtel/montagne/plage/château), en simplifiant leur design (peu de lieux différents pour chaque niveau, pas de changement de costume) et en utilisant abondamment les références cinématographiques évidentes (le niveau James Bond, le niveau Matrix, etc.). Maîtrisant parfaitement la grammaire du cinéma hollywoodien et étant capable de pousser au maximum le niveau de complexité narrative permis dans un tel contexte, Inception est pour Bordwell une superbe synthèse des possibilités actuelles d’Hollywood.
Dans une courte phrase, il se permet tout de même de remarquer en passant que le film est peut-être plus compliqué que complexe. Cette petite réserve aurait pour le coup mérité davantage de développement. En effet, c’est une chose que d’être capable de décrire avec précision la structure d’un film, mais le véritable débat n’est pas là. Que Bordwell et Thompson apprécient le niveau d’expérimentation narrative présenté dans le film de Nolan tombe sous le sens et ne pose pas de problème. En effet, ils ont depuis longtemps affirmé leur amour du cinéma de Hong Kong pour cette même raison. Néanmoins, le rejet du développement de personnages au-delà de leur fonction utilitaire par ce nouveau type de films soulève plus de questions qu’ils ne veulent l’admettre. Depuis ses débuts, la construction du récit hollywoodien, inspiré par le roman réaliste du 19e siècle est effectivement fondée sur la motivation psychologique des personnages. Or, si cette motivation n’est plus là, que reste-t-il? De l’expérimentation formelle? Soit, mais celle-ci, comme le souligne de toute façon Bordwell, sera toujours moins aventureuse et complexe que celle que l’on peut trouver dans d’autres types de cinéma puisqu’elle doit non seulement être constamment justifiée par le récit, ce qui limite les possibilités, mais être accompagnée d’une simplification des scènes pour en faciliter la lecture.
En outre, ce refus d’accepter pleinement l’expérimentation est également illustré par un besoin fondamental d’ancrage psychologique qui n’est jamais tout à fait rejeté. Dans Inception, la quête personnelle du personnage demeure ainsi au cœur du récit, mais son manque de développement et le temps accordé à l’explication de l’univers font en sorte qu’elle n’a aucun intérêt. Si Nolan veut faire un pur jeu narratif, qu’il le fasse. Mais les cinéastes hollywoodiens ne veulent pas faire ce grand saut. L’exemple récent le plus marquant de cette valse constante entre expérimentation et tradition narrative est probablement la série Lost. Pendant six saisons, les spectateurs ont été bousculés par un récit de plus en plus complexe, la plupart du temps au détriment du développement des personnages, qui n’avaient pour la plupart pas évolué depuis la première saison. Tout se déroulait assez bien – pour peu qu’on accepte le manque d’intérêt des personnages – jusqu’à la dernière saison. Soudainement, les auteurs décidèrent de mettre de côté (ou de simplifier bêtement) la plupart des implications thématiques que leur récit avait fini par générer pour se concentrer à nouveau sur le sort des personnages. C’était cinq ans trop tard! Et cet échec cuisant est assez symptomatique de la situation problématique dans laquelle se situe le cinéma hollywoodien actuellement.
Alors que l’évolution récente des séries télévisées leur permet de réclamer enfin la couronne du grand récit psychologique (que leur format leur permet de développer facilement) et que le cinéma international fourmille de cinéastes originaux prêts à toutes les expérimentations formelles, le cinéma hollywoodien nous fournit le pire des deux mondes. Des récits aux ramifications thématiques simplistes, nécessaires à la bonne compréhension de récits dont la complexité et l’originalité n’arrivent pas à la cheville du ‘art cinema’, pour reprendre l’expression de Bordwell. Inception, le futur d’Hollywood? Il n’est pas certain que ce soit une bonne nouvelle.
23 juin 2013