Pialat à Courbevoie
par Robert Lévesque
« Longtemps j’ai habité la banlieue ». C’est par cet incipit, dont l’adverbe n’est pas sans rappeler celui qui ouvrait le premier tome de la Recherche de Proust, que Maurice Pialat entamait en 1961 – à 36 ans – son œuvre par un texte, un texte écrit de sa main qui accompagnait un morne et morose court métrage en noir et blanc au titre paradoxal, L’amour existe (car tout criera, dans cette œuvre à venir, qu’il n’existe pas, du moins dans la durée). L’œuvre de Pialat, le plus grand cinéaste français de la fin du vingtième siècle, c’est en résumé comme l’écrivit Aragon et le chanta Brassens : il n’y a pas d’amour heureux.
« Mon premier souvenir est un souvenir de banlieue ». Le texte de L’amour existe (fort objet littéraire en soi) était dit en voix-off, d’une voix tranchante (celle d’un comédien de fortune, Jean-Loup Reinhold). « Longuement j’ai habité ce quartier de Courbevoie » (contrairement à Céline qui y était né, comme Arletty, mais qui en avait été évacué en couffin vers Voisines, dans l’Yonne, puis à Puteaux et à trois ans voilà qu’il était à Paris rue de Babylone, puis au fameux passage Choiseul ; mais Céline c’est une autre histoire, c’est le début de ce vingtième siècle français).
Revenons aux commencements de Pialat. Fils d’un marchand auvergnat en bois, vin et charbon en faillite, Pialat suit ses parents dans la banlieue ouest de Paris où « les bombes démolirent les vieilles maisons, mais l’église épargnée fut ainsi dégagée ». Banlieue trouée où il grandit et s’achètera une caméra. Tout le texte de L’amour existe prend sa force dans sa collision avec les images de misère (avec la chanson de Piaf : « La banlieue triste qui s’ennuie, défile grise sous la pluie »), images des années cinquante et début soixante des premiers HLM érigés sur les ruines des vieilles maisons, et images d’avant, années des premiers flirts aux bords de la Marne, ombres sombres et bals muets (voix-off : « Les baignades de la Marne, Eldorado d’hier, vieillies, muettes et rares dorment devant la boue. Silence. Images. Puis : Soudain les rues sont lentes et silencieuses. Où seront les guinguettes, les fritures de Suresnes ? Paris ne s’accordera plus aux airs d’accordéon »).
Et les noms des salles de cinémas disparus que la voix égrène : « Palais, Palace, Eden, Magic, Lux, Kursaal… ». Pialat montre des images du quartier de Montreuil là où le studio de Méliès a été démoli. « La plus belle nuit de la semaine naissait le jeudi après-midi. Entassés au premier rang, les meilleures places, les garçons et les filles acquittent pour quelques sous un règne de deux heures ».
Des écrans d’antan mais aussi des cartes aux murs des classes, Pialat évoquant ses souvenirs d’écolier : « Les cartes de géographie Vidal de Lablache éveillaient le désir des voyages lointains, mais entretenaient surtout leur illusion au sein même de nos paysages pauvres ». Ce court métrage de 22 minutes est un film non pas triste mais sur la tristesse : « L’ennui est le principal agent d’érosion des paysages pauvres. Les châteaux de l’enfance s’éloignent, des adultes reviennent dans la cour de leur école, comme à la récréation, puis des trains les emportent ». La vie défile derrière les vitres des trains de banlieue, le matin, le jour, le soir, va-et-vient incessant. Et puis des gens marchent, des masses allant vers leurs besognes, visages fermés.
Voix-off : « Vie passée à attendre la paye. Vie pesée en heures de travail. Vie riche en heures supplémentaires. Vie pensée en termes d’assistance, de sécurité, de retraite, d’assurance. Vivants qui achètent tout au prix de détail et qui se vendent, eux, au prix de gros ». La caméra montre des cuisines étroites, des boîtes aux lettres, un mur placardé d’une affiche publicitaire pour produit de luxe qui bouche la vue d’une fenêtre… La France des banlieues en 1961, d’avant les révoltes, Pialat la filmait. Voix-off : « Voici venu le temps des casernes civiles. Univers concentrationnaire payable à tempérament. Urbanisme pensé en termes de voirie. Matériaux pauvres dégradés avant la fin des travaux ».
Parlant de ce court métrage, Christophe Donner, dans Quiconque exerce ce métier stupide mérite tout ce qui lui arrive (Grasset, le roman cinéma de 2014 à lire absolument), écrit qu’il s’agirait d’ « un film presque communiste s’il n’était pas aussi sombre ». Le regard d’un communiste sans l’illusion comique du communisme ? Sans la recette du bonheur ? Sans recette aucune. Voilà en prologue de l’œuvre du Pialat tout craché, lui qui sur la scène du palais cannois, palme d’or en mains, lancera aux professionnels de la profession qui ne l’aiment pas, qu’il ne les aime pas non plus. Pas d’amour qui existe chez Pialat, que de l’amour qui surgit et qui part. Le désenchantement reste. Mais au cœur la recherche de la vérité, toujours, abrupte. Il disait « la vérité du moment où l’on tourne ». Ce qui donnera, passées ces années soixante, ses chefs-d’œuvre impitoyables comme Nous ne vieillirons pas ensemble, À nos amours, Loulou, Sous le soleil de Satan et l’inoubliable et bouleversant portrait de Van Gogh.
L’amour existe qu’il faut voir et écouter sur TFO le 27 décembre à 22 heures quinze. Pour échapper au festif ambiant.
18 Décembre 2014