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Chroniques

Pialat

par Philippe Lesage

Enfant, j’étais fan fini de Spielberg. E.T,  le gluant petit extra-terrestre a changé ma vie à une époque où ma petite sœur venait de naître, me retirant ainsi la place privilégiée du petit dernier de la famille. Je n’ai pas tenté d’étouffer cette nouvelle créature au moyen d’un oreiller, je n’ai à ma mémoire ni même de sentiment haineux et jaloux à son égard, tout au contraire.  Mais sa naissance demeure tout de même le point de départ d’un désir d’évasion, de la nécessité de substituer au monde réel et insuffisant le beau mensonge cinématographique. Ma cinéphilie précoce, s’abreuvant du tout Spielberg pré-90 et de la saga du Parrain (présentée en mini-série à Radio-Québec dans les années 80 dans une version formidablement longue, chronologique et aujourd’hui introuvable)  coïncide avec l’émergence d’une autre passion dévorante à l’égard d’un jouet allemand, Playmobil. Son concurrent danois, Lego, intéressait les esprits plus scientifiques. Avec les Playmobil, on ne perdait pas de temps à construire des bâtiments incongrus, on passait tout de suite à l’histoire ! Des récits sans fin mettant en vedette Joe, Jack et John.

Michael Corleone a été un modèle à l’adolescence avec ses cheveux gominés et son impassibilité magnétique (finalement, nous n’avons pas beaucoup de choses en commun…) Vito Corleone, incarnait le père tout puissant qu’on rêvait inconsciemment d’avoir. Jean Eustache fait dire à Jean-Pierre Léaud dans l’un des plus grands films de tous les temps, La maman et la putain, que les films servent à apprendre à vivre, et ça été en partie vrai pour moi. Woody Allen m’apprit adolescent qu’il était bon de faire rire les femmes et que les plus belles n’étaient  pas réservées qu’aux douche bags et autres jocks qui se vantaient d’avoir perdu leur virginité à 10 ans et demi. Puis on découvre comme Woody qu’on ne peut pas toutes les faire rire, ni toutes les séduire… Il faut déplaire à certaines, pour plaire tellement à d’autres, comme le disait encore Léaud dans Eustache. Ah ! La difficulté d’être ! Le cinéma aide à vivre, certes, mais on réalise aussi peu à peu que la vie, c’est du cinéma, et qu’elle est, somme toute, beaucoup plus riche, mystérieuse, complexe, fascinante que les films eux-mêmes. De jeune adulte jusqu’à tout récemment, passages obligés exigent, j’ai été sauvé par Bergman (la grisaille mélancolique scandinave est encore étrangement mon meilleur antidépresseur), puni par Tarkovski (trop parfait !), émerveillé par Kiarostami (simplement parfait), dégoûté par le faux cinéma d’auteur contemporain plein de clichés, de mièvreries, sans prise réelle de risque (EX : De rouille et d’os) et giflé par Pialat.

Administrateur de baffes notoire, Pialat rappelle qu’il faut faire des films qui reflètent la vie, la vraie vie, sans flafla, sans « fiction » en n’étant qu’au service d’un seul dieu : celui de l’authenticité. Des moments intenses, vrais, d’apparence spontanée, comme pris sur le vif, mis bout à bout, comme la multiplication d’ellipses outrancières, sans égard pour les règles de la narration apparemment imposées par les Grecs depuis 2500 ans et jamais remises en question depuis, peuvent donner un grand film. Au diable vos scénarios savamment construits, dégoulinants des conseils stupides arrachés à tous les Robert Mckee du monde, au diable cette culture même du scénario où plus on écrit de versions en écoutant les conseils des autres, plus on perd ce qu’il y avait de personnel et de différent à la base, en plus de voir dépasser les fils, les coutures de la frime, la fausseté des dialogues calqués, on dirait parfois, sur le modèle des téléromans.  Pialat vous crie par la tête (la gueule bien ouverte), de film en film, que le cinéma ne s’écrit pas en imitant vos films préférés, mais qu’il se construit en regardant la vie, la sienne, la vôtre, celles des proches, de près, de très près, à fleur de peau, sans fard, avec toute la violence, la beauté, la complexité de la vie quotidienne, toujours d’apparence banale et ennuyeuse pour ceux qui manquent de sensibilité. Et c’est tant pis pour eux.

Son frère d’une autre mère, Jean Eustache toujours, disait : il ne suffit pas d’imaginer le réel, il faut imaginer le vrai. Frères parce qu’ils ont tous deux manqué la vague, la Nouvelle, outsiders irrévérencieux, l’un par son dandysme de hussard sans le sou (« ce n’est pas parce qu’on est pauvre qu’il faut mal manger » dit Eustache), l’autre par son indépendance bourrue et sa brutalité d’animal blessé. Ce n’est pas un hasard si Eustache a donné un rôle à Pialat dans son deuxième et dernier long métrage de fiction, Les petites amoureuses. Tous deux viennent de milieux ouvriers et pauvres, tous deux ont galéré enfants, abandonnés par leurs parents, élevés par leurs grands-mères. Truffaut a été plus rapide à se décomplexer de son enfance pauvre et difficile, mais il ne faut pas pour autant sous-estimer les poids des origines dans un métier qui est encore aujourd’hui largement plus accessible aux filles et fils à papa. Les écoles de cinéma à travers le monde en sont pleines à craquer. Elles carburent aux filles et fils à papa sans quoi elles fermeraient toutes, faute de moyen. Mais ce n’est pas parce qu’on est pauvres qu’il ne faut pas faire de films! À plusieurs égards, ceux de Pialat et Eustache ont dépassé la plupart de ceux de la Nouvelle vague. Mais encore aujourd’hui, on tarde à le reconnaître.

Je pourrais écrire longtemps sur mes années difficiles entre la fin de mes études en cinéma au Danemark et la réalisation d’un premier film hors des courts métrages d’école. Il s’agit pourtant d’une époque charnière où, étranger complètement du milieu cinématographique québécois, j’étais un véritable ver de livres et rat de la Boîte noire. J’étais de loin le plus pauvre de l’avenue de l’Épée à Outremont, vivant ténébreusement dans une minuscule boîte à chaussure pleine de souris (devenant par le fait même génocidaire de souris) me nourrissant des sucs des auteurs que je découvrais avec un bonheur réel et vif. Deux visionnements de À nos amours espacés de trois ans ont été nécessaires avant que je ne sorte de ma bêtise et réalise enfin que ce film est un chef d’œuvre. Que cette œuvre d’apparence décousue, brouillonne, et un peu bavarde est en fait un tour de force. Pialat n’a jamais cédé à la tyrannie de la logique de la fiction traditionnelle, et ne sert  au contraire que celle de la vie. La logique sans logique de la vie. Comme Tarkovski s’est baladé avec aisance et à sa façon avec celle du rêve et de la mémoire dans Le miroir. Voilà toute la différence. Il s’agit sans doute de l’un des plus beaux films sur l’adolescence, et sans doute de l’un des  portraits les plus justes et vrais d’une jeune fille post révolution sexuelle. Ceux et celles croyant qu’un homme d’un certain âge (Pialat avait 58 ans) ne peut réaliser un film sur une jeune fille sans sombrer dans une forme de  complaisance secrètement libidineuse peuvent aller se rhabiller. À nos amours ne se limite pas qu’à la découverte d’une actrice d’exception dont le miracle de la performance ne se reproduira plus. Je me corrige tout de suite : il n’y pas de performance dans le jeu des acteurs chez Pialat. C’est une présence vivante,  jamais exagérée ni poussée, on n’a pas besoin d’enflures quand on est capable d’insuffler à ses acteurs la grâce de n’être que vivant, alerte, spontané, fébrile, sur le qui vive de l’inattendu. Jamais Bonnaire ni Depardieu n’ont été aussi naturels et vivants que chez Maurice Pialat.

L’humeur à la fois dépressive et furieuse qui traverse le magnifique Van Gogh de Pialat donne raison à Tarkovski qui disait préférer la tension statique chez les personnages de fiction plutôt que les changements progressifs. Elle donne à son avis beaucoup plus d’acuité aux passions que traversent les personnages. L’écorché vif, l’artiste génie, incompris, humilié, en mal de reconnaissance, têtu et égocentrique, Pialat trace ici le portrait d’un Vincent Van Gogh qui lui ressemble. Mais rien ne laisse croire, à la lumière de ce que nous connaissons de Van Gogh, notamment à travers sa correspondance avec son frère Théo, que Pialat se soit trompé, et que Van Gogh était en vérité un boute-en-train, pétant de joie, pratiquant la visualisation positive au petit matin. Le Van Gogh de Pialat est une lente descente infernale vers l’anéantissement d’un homme convaincu de son talent, mais dont sa passion dévorante pour son art ne trouve pas d’écho dans le monde qui l’entoure. Ici, le parti pris de Pialat est clair : ce n’est pas Van Gogh qui est triste, mais ce sont les autres. Comme il le dit lui-même à travers le personnage du père dans une scène d’anthologie d’À nos amours : « Van Gogh a dit la tristesse durera toujours… Mais c’est vous qui êtes tristes ! ». Le portrait reste malgré tout subtilités, nuances, impressions, tristesse et lumière. Une violence sourde habite un Jacques Dutronc exceptionnel, possédé d’un mal de vivre sans issue. Ici encore, il y a une intériorité qui se palpe sous la surface des choses. Et cela ne va pas de soi du tout dans le cinéma en général : des personnages dont la vie intérieure – riche, agitée, conflictuelle – enclenche le moteur du récit. Ce ne sont pas ici les cris, les larmes, les grimaces qui remplissent superficiellement le vide de tant de personnages de films de fiction. Ni larmes, ni grimaces, encore moins d’hystérie. Une présence humaine dont l’émotion surgit de l’intériorité et non l’inverse.

Je ne commencerais pas à dire ici tout le mal que je pense des téléséries qui font le bonheur de tant de dévots et qui ont l’effet pervers de nuire cruellement au cinéma, et encore plus au cinéma d’auteur. Le regard vide et stupide qui nous afflige lorsque nous consultons les âneries sur Facebook s’apparente peut-être à celui que nous avons lorsque nous nous tapons une saison complète de machin machin pendant un weekend, comme sous anesthésie. C’est le vide qui crée cet état de manque superficiel à la fin d’un épisode plein de rebondissements et d’intrigues artificielles. Parce qu’elles ne laissent pas grand-chose en fin de compte dans nos cervelles  intoxiquées, ces téléséries somme toute mécaniques et qui s’évaporent après aussi vite que les heures qu’elles nous ont fait perdre.  Il y a bien sûr des exceptions. Je sais, je sais… Et il y en a une qui est signée Pialat. La maison des bois. Une mini-série, devrais-je nuancer. C’est déjà plus rassurant.

La Grande Guerre. La campagne paisible et la vie quotidienne. On prend des nouvelles du front, on prend part à la vie du village : baignades, pique-niques, fêtes foraines…  Certains partent pour le front et ne reviennent pas. Un couple bon, généreux, s’occupe d’enfants en pension chez eux. Des enfants de Paris, privilégiés, réfugiés à cause de la guerre dont Hervé, protagoniste central auquel on se lie au fil des sept épisodes. Mais les enfants finissent par repartir. On se sent  alors comme spectateur abandonné aussi, comme ce couple, par la présence de ces enfants auxquels nous nous sommes aussi attachés… L’impressionnisme du peintre Pialat rencontre ici quelque chose de proustien. Une œuvre sans pareille. Et pourtant, E.T. nous avait aussi abandonné, comme presque tous les membres attachants de la famille Corleone : le père, Sonny, Fredo… Mais dans Pialat, les rebondissements dramatiques sont absents, la mécanique narrative est dissoute, il ne reste plus que quelque chose d’un peu abstrait, sans dénouement, quelque chose qui peut aller dans toutes les directions, au gré du hasard et de ses personnages tendus, passionnés, enragés, jaloux, toujours sensibles. Quelque chose qui ressemble finalement beaucoup plus à la vie. Cette vie qu’on ne prend plus le temps de vivre, et qu’on préfère ne pas montrer au cinéma parce qu’on veut faire « rêver ». Et bien cette vie-là, Pialat vous la redonne un peu et c’est déjà immense.

 

Philippe Lesage a eu l’idée du cycle Pialat et le Québec présenté à la Cinémathèque Québécoise du 14 janvier au 18 mars et présentera les films du cycle en compagnie de François Delisle.

Tous les détails sur la rétrospective.

 

 

 


17 janvier 2015