Je m'abonne
Chroniques

PIERRE JUTRAS (1945-2023)

par Robert Daudelin

Fidèle à lui-même, Pierre Jutras nous a quittés jeudi après-midi sur la pointe des pieds, après un au revoir à ses frères et sœurs, neveux, nièces et amis, souriant une dernière fois à la vie qu’il abandonnait sereinement, mais avec un regret assumé de ne pas pouvoir poursuivre encore un peu une aventure qu’il avait si bien menée.

En 1978, de retour de Belgique depuis quelques mois avec son diplôme de l’IAD (Institut des arts de diffusion) en poche, Pierre rêvait de faire des films. La chose n’était pas évidente et le directeur de la Cinémathèque québécoise, avec qui il avait discuté à quelques reprises à l’occasion de projections à la Bibliothèque nationale, lui a proposé le poste de Responsable du cinéma québécois et canadien. Ce poste, déterminant dans la mission de la Cinémathèque, Pierre va l’occuper, avec un engagement total, jusqu’en 1997 alors qu’il va devenir Directeur de la programmation et de la conservation, poste dont il va garder la charge jusqu’à sa retraite en 2011.

Pierre Jutras aurait très bien pu devenir cinéaste. Lamento pour un homme de lettres (1988) et Petites chronique cannibales 1. Rosalie (1996), les deux courts métrages qu’il a réalisés tout en travaillant à la Cinémathèque, en font la preuve brillamment. Le cinéma québécois y aurait assurément trouvé un créateur exceptionnel ; la Cinémathèque aurait toutefois perdu un de ses plus précieux artisans, aux côtés de ceux et celles qui, dans les années 1970 et 1980 ont professionnalisé l’institution et littéralement construit la Cinémathèque actuelle.

En tant que responsable du cinéma québécois et canadien, en plus d’assurer la présence de notre cinéma dans le programme des projections publiques, Pierre avait à cœur de documenter, presque au jour le jour, l’histoire de notre jeune cinématographie. Pour ce faire, il a compilé pendant de nombreuses années – alors que n’existaient pas encore les banques de données de l’Internet – un Annuaire du cinéma québécois. Puis, co-dirigeant le périodique Copie zéro avec Pierre Véronneau, il a publié des monographies (Dufaux, Brault, Forcier, Moreau, Poirier, Jutra) qui font encore autorité, comme des numéros thématiques (montage, vidéo, documentaire) toujours d’actualité. Une fois retraité, en 2011, il continuera ce travail d’explorateur en construisant pour la Cinémathèque un immense dossier web sur À tout prendre de Claude Jutra, un cinéaste qu’il affectionnait tout particulièrement et dont il avait restauré une des œuvres majeures,Kamouraska.

Devenu Directeur de la programmation et de la conservation, Pierre, tout en continuant à œuvrer pour la sauvegarde de notre cinéma, va devenir, pour utiliser le beau mot suggéré par son ami André Habib, un inestimable « passeur ». Cinéphile passionné, initié à l’histoire du cinéma par les programmes de la Cinémathèque Royale de Bruxelles qu’il avait beaucoup fréquentée, Pierre n’avait de cesse de faire découvrir les nouveaux auteurs du cinéma actuels (Haneke et Seidl, Wang Bing et Hong Sang-soo), tout en continuant de partager son admiration contagieuse pour Epstein ou Eisenstein.

En dehors de la Cinémathèque, Pierre Jutras était un grand lecteur (Léautaud, en tête de liste) et un mélomane d’une totale ouverture (de Claude Vivier à Kenny Barron). C’était un homme de cinéma, un combattant culturel inspirant.

 

P.S. Pierre Jutras a été mon collègue et très précieux collaborateur à la Cinémathèque pendant presque 25 ans ; il a aussi été un de mes amis les plus chers. On peut remplacer un collègue, pas un ami.

Homme salue dans une gare

Crédits photos : Denis Bellemare


23 juin 2023