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Chroniques

Place Françoise-Dorléac

par Robert Lévesque

Ce n’est pas que je fais une fixation sur les vieux, les vrais vieux, les centenaires, mais il m’arrive souvent de penser à eux, par exemple à Manoel de Oliveira qui s’en va sur ses cent cinq ans, à Lucette Almanzor, la veuve de Céline, qui a eu cent ans l’été dernier, et voilà-t-il pas que j’apprends que la mère de Françoise Dorléac et de Catherine Deneuve habite toujours boulevard des Maréchaux dans le XVIème, là où ses filles sont nées. Elle vient de fêter ses cent deux berges… !

J’allais vous parler de Les Demoiselles de Rochefort, qui chanteront et danseront sur TFO à 21 heures le 21 septembre, question de fêter en couleurs vives la fin de l’été. Clopin-cliquant, je suis tombé sur l’information m’assurant bel et bien que madame Renée Dorléac, la maman des sœurs Dorléac (c’est Catherine qui a changé de nom, reprenant Deneuve qui était celui de jeune fille de sa mère, alors que celle-ci, qui joua des mélodrames à l’Odéon durant une trentaine d’années, avait pris comme nom de scène celui de Simonot ; Renée Simonot, dont la carrière avait démarré en 1918 sur une seule réplique à dire dans Les cloches de Corneville, charmante réplique d’ailleurs qui allait comme suit : « Ah ! je ferai comme papa, je resterai garçon… ! »), était encore de ce monde, well and alive and living in Paris, veuve depuis 1979 et ne s’ennuyant guère, recevant des visites de ses petits-enfants (fils Vadim, fille Mastroianni), toujours tirée à quatre épingles et regardant à volonté, depuis son vaste salon, la Seine qui coule…; les jours s’en vont, elle demeure…

En mai dernier, dans une interview accordée au Point, madame Dorléac, qui était la fille d’une souffleuse de l’Odéon du temps d’André Antoine, se fit sans études comédienne de théâtre et épousa un acteur de cinéma (Maurice Dorléac : le président dans Nous sommes tous des assassins d’André Cayatte, le président dans Le juge Fayard, dit Le shérif d’Yves Boisset) et devint une mère d’actrices, disait de la smala Dorléac que « la seule qui avait la vocation depuis l’enfance, c’était Françoise… ». Françoise, que Truffaut appelait affectueusement « Framboise » du temps de La peau douce, c’est évidemment ma préférée des deux sœurs. Ma regrettée, surtout, qui se tua en voiture au volant d’une Renault 10 de location après avoir raté  l’entrée de la bretelle de sortie 47 menant à l’aéroport de Nice, ce jour pluvieux du 26 juin 1967. Elle devait y prendre un avion pour Londres afin d’assister à la première de The Young Girls of Rochefort.

Jacques Demy en 1966 avait fait repeindre la place Colbert et des rues de Rochefort en vert, en jaune, en jaune, en rose, en bleu (des pompes à incendie en fuchsia !), pour cette autoproclamée « comédie musicale à l’américaine » où deux sœurs jumelles, les demoiselles Garnier, Delphine et Solange, préparent un numéro de danse pour la foire commerciale annuelle et, dans l’animation générale de la ville en fête, elles vont rencontrer l’amour tant attendu, un marin un peu artiste pour Delphine, un pianiste américain pour Solange. Et Françoise c’était Solange. Elle gagnait tous mes suffrages, la Dorléac et la Deneuve me laissait froid, encore aujourd’hui d’ailleurs, la froideur même, la Deneuve, mais sans une cruauté sous-jacente à la Isabelle Huppert ; elle est trop belle, trop bien, trop trop, très très, alors que sa frangine Françoise (son aînée d’un an) avait une frimousse, ce quelque chose d’absolument imparfait et coquin qui me ravissait. J’ai fait mon deuil de Françoise Dorléac, et la revoir me cause toujours un léger pincement au cœur. Modiano a écrit de belles choses sur elle dans une préface à l’album Elle s’appelait Françoise

Ce film de Demy, c’est une féerie, voulue comme telle, sans tache, sans le drame algérien qui sous-tendait Les Parapluies de Cherbourg tourné précédemment sans Françoise Dorléac. À Rochefort-sur-Mer en Charente-Maritime, contrairement à Cherbourg sur la Manche, pas de pluie, pas de drame, pas de tristesse, que du bonheur. Rien ne vient troubler la fête. Ainsi l’avaient voulu Demy et le compositeur Michel Legrand. En quelque sorte, ils cuisinaient et présentaient un saint-honoré multicolore. Ce film, le second – et dernier – que les sœurs Dorléac tournèrent ensemble (elles avaient fait La chasse à l’homme de Molinaro en 1964), était un extravagant gâteau, la pâtisserie y avait mis tous ses efforts. Un gâteau qu’on n’entame pas sans l’achever.

Aujourd’hui la place devant la gare de Rochefort, jadis la place Colbert, s’appelle la place Françoise-Dorléac.
La bande annonce des Demoiselles de Rochefort


19 septembre 2013