Polanski et Romek
par Robert Lévesque
Avant que l’on puisse voir sa Vénus à la fourrure et avant qu’il ne tourne D, on peut toujours s’offrir, Noël venant, Roman Polanski, une rétrospective, un magnifique album qui parait aux éditions de La Martinière. Une présentation film par film de l’œuvre (jusqu’à Carnage) par le critique américain James Greenberg, une exceptionnelle iconographie privée et filmique dont plusieurs documents provenant des archives du musée du cinéma de Lodz, la ville de ses débuts au temps où ses copains l’appelaient Romek et qu’il tournait Le couteau dans l’eau…. Son seul film polonais.
D ? Tous les cinéphiles savent que le gamin, né à Paris en 1933 dans une famille juive polonaise (les Liebling) qui eut en 1936 l’incompréhensible idée de retourner vivre à Cracovie (sa mère enceinte va mourir à Auschwitz, son père revenir cadavérique de Mauthausen, lui aura vécu son enfance dans la pauvreté extrême d’une famille ultra catholique paysanne), va s’attaquer à rien de moins que la célèbre Affaire Dreyfus. Cent quatorze ans après Méliès. Polanski a déjà fait savoir que son film n’en serait pas un « en costumes » et qu’il ferait du colonel Picquart, le chef du contre-espionnage qui découvre que le commandant Esterhazy est le vrai traître mais qui sera expédié d’autorité en Tunisie, le personnage central. Le juste que l’armée écarte.
Quel sera donc ce film de Polanski ? Son testament ? Une grande fresque édifiante, émouvante ? Un thriller politique ? Un échec ? Un film que l’on dira intéressant avant de passer à autre chose ? On le saura dans deux ans, mais il m’est avis que ce film sera peut-être important et sensible (je croise les doigts en écrivant) et que Roman Polanski n’aura pas oublié le sale gosse gâté, ce Romek Liebling qui, avant la guerre, découvrit le cinéma en pissant dans sa culotte parce que sa sœur aînée, ne voulant pas rater une seconde de la romance de Sweethearts (de W. S. Van Dyke, avec Jeanette MacDonald et Nelson Eddy), refusait de l’emmener aux vécés (anecdote non négligeable apprise dans l’album susmentionné).
Car Polanski, nonobstant l’œuvre inégale (pour cause de Pirates, de Lunes de fiel, de Frantic et de Carnage, mais le reste, quels films ! Répulsion, Le Locataire, Cul-de-sac, Rosemary’s Baby, et jusqu’à The Ghost Writer !), est un cinéaste-né. On le sait depuis ce Couteau dans l’eau tourné en 1962 dans la Pologne communiste, un film libertaire et hitchcockien que les autorités d’abord perplexes retirèrent aussi sec des écrans et qui, prix de la critique à Venise, se rendit aux Oscars pour se faire coiffer au poteau par le génial Huit et demi.
Mais revenons à Dreyfus. Méliès en 1899, cinq ans après le début de l’affaire, quelques mois après le « J’Accuse » tonitruant de Zola paru en une de L’Aurore, sept ans avant la réhabilitation du capitaine, tourna à vif aux studios de Montreuil L’Affaire Dreyfus, une vue animée divisée en plusieurs tableaux, d’esprit franchement dreyfusard. Le premier grand film mis en scène dont la projection durât près de un quart d’heure, écrit Sadoul dans son Histoire du cinéma mondial. Méliès, cette année-là, signait pas moins de quarante vues animées dont Funérailles de Félix Faure (le président mort à l’Élysée en baisant avec sa maîtresse après un conseil des ministres consacré justement à l’affaire Dreyfus…) et des choses comme Le Diable au couvent, Luttes extravagantes, Évocation Spirite, Le Coucher de la mariée…
Dans leur Histoire du cinéma publiée en 1935, au tome consacré au muet, les beaux-frères Maurice Bardèche et Robert Brasillach nous apprennent que L’Affaire Dreyfus de Méliès était en fait une série de douze courts films où il avait reconstitué par bandes de vingt mètres les principaux épisodes de l’histoire, la dictée du bordereau, le suicide du colonel Henry, l’emprisonnement à l’Île du Diable, l’entretien de Dreyfus et de sa femme, la dégradation. Pour certains épisodes, Méliès copiait des photos authentiques parues dans la presse ou vendues dans les bazars. Ce qui donna ce que ces beaux-frères cinéphiles appelaient le cinéma carte postale ou le cinéma musée Grévin.
De ce cinéma d’esprit et d’esthétique carte postale de la fin du dix-neuvième siècle, Bardèche et Brasillach brossent à la page 21 de leur tome sur le muet, dont j’ai sous la main l’édition 1964 du Livre de poche encyclopédique (achat d’étudiant à la – disparue – librairie Garneau de la rue Buade à Québec), un aperçu senti et magnifique (car ces vils antisémites et collabos avaient la belle plume) que je vous laisse lire, considérant ainsi vous faire un cadeau littéraire de fin d’année :
Ceux qui ont passé autrefois, par un après-midi bien endormi, bien pesant, dans un petit village de trois cent feux, quelque part entre Nevers et Limoges, ont connu ces merceries immobiles, carrelées de rouge, qui sentaient la réglisse, le papier à mouches, le sucre candi et le café. Une petite vieille y menait une existence végétative entre une boîte de fil « au Mandarin » et un bocal de bonbons anglais. À sa droite, sur un tambour sans fin, des cartes postales représentaient la place de l’église, Nicolas II et M. Loubet, l’arrivée du train de six heures, et deux amoureux de chaque côté d’une barrière rose ; et à sa gauche, depuis des années, chaque livraison du Petit Journal était chargée de réveiller l’antique instinct dramatique des foules en leur montrant successivement avec la même flaque de sang et le même geste désespéré, l’assassinat du président Carnot, le naufrage du Lusitania, l’incendie du Bazar de la Charité et l’exécution de Bolo-Pacha.
Bonne année 2014. Et bon D, quand il sera là.
19 décembre 2013